Parce qu’ils représentaient des êtres animés – des animaux –, les artistes de la Préhistoire ont inventé, plus de 35 000 ans avant l’animation cinématographique, les techniques graphiques qui nous sont toujours familières.
La représentation du mouvement, notamment avec les bandes dessinées et le cinéma, peut sembler une invention récente de l’humanité. Mais cette impression est trompeuse : comme nous le verrons, l’examen de nombre d’œuvres pariétales de la Préhistoire montre que les artistes du Paléolithique maîtrisaient déjà des techniques graphiques d’animation.
Un premier exemple est le panneau des Lions de la grotte Chauvet (ci-contre). Toutes les images paléolithiques ne sont pas aussi dynamiques. Leur degré d’animation varie d’un site à l’autre, et suivant le style et les intentions de l’artiste. Il peut être nul à l’échelle d’un seul animal, mais l’absence apparente de mouvement est à relativiser. En effet, les animaux figurés, qu’ils soient statiques ou pas, participent souvent à une action collective qui, elle, est animée. Il arrive aussi qu’ils prennent vie lorsqu’on les observe sous un éclairage dynamique. À l’évidence, les artistes de la Préhistoire ont cherché à donner vie aux animaux qu’ils représentaient dans les cavernes.
Ces lions peints sur une paroi de la grotte Chauvet sont pleins de vie. En observant cette scène de chasse, on perçoit les mouvements de chaque lion, celui de la meute et même celui, apeuré, du troupeau de bisons qui s’enfuit... On constate avec étonnement que l’artiste talentueux qui, il y a 32 000 ans, a peint cette fresque, ne pouvait concevoir de ne pas en montrer l’essentiel : le mouvement des prédateurs en train de charger. Et pour cela, il a employé les mêmes conventions graphiques que les artistes d’aujourd’hui.
La « scène du puits » de la grotte de Lascaux montre un bison éventré sur le point de transpercer un homme en érection ; une tête d’oiseau est figurée sur un bâton (un propulseur ?) situé à côté de lui ; d’énigmatiques signes qui pourraient être des armes accompagnent le tout... Cette scène est exceptionnelle, car, à de très rares exceptions près, les artistes chasseurs préhistoriques ne représentaient pas d’hommes (l’animal est d’ailleurs bien dessiné, mais pas l’homme !). Ils dessinaient plutôt des bisons, chevaux, cerfs, rennes, bouquetins, rhinocéros, mammouths, lions et autres ours, bref de grands mammifères de leur environnement.
Ces images ont longtemps été perçues comme des symboles à combiner pour construire un langage unique et figé dans le temps. Or nous nous sommes rendu compte que les intentions de nos lointains artistes allaient bien au-delà : loin de se contenter de symboliser les animaux, ils voulaient aussi en représenter les mouvements et les émotions associées, telle la colère de ce bison... Plutôt que de symboles, nous préférons donc parler de modèles, et adoptons dans nos analyses une une approche résolument naturaliste.
Ainsi, depuis 15 ans, nous analysons en détail les modèles animaux représentés sur les parois afin d’y mettre en évidence des mouvements. Pour les identifier et les classer, nous utilisons une approche éthologique: après avoir observé des animaux vivants comparables aux modèles paléolithiques, étudié leur biologie, leur anatomie et leur cinématique, nous recherchons les mêmes comportements dans les modèles préhistoriques.
Nous avons ainsi mis en évidence bien plus de mouvements qu’on ne pensait. L’animation de compositions spectaculaires telles que la salle des Taureaux de Lascaux ou le panneau des Chevaux de Chauvet est perceptible d’emblée par la pré- sence de phases rapides du mouvement animal (galop, saut...).
Cependant, dans les mêmes grottes, d’autres compositions portent des expressions dynamiques subtiles, mais signifiantes, de mouvement animal. Ainsi, une posture d’oreille, de bouche ou de queue, qui suggèrent une animation, ne seront pas immédiatement perçues par l’observateur actuel. Pour une femme ou un homme pré- historique, en revanche, l'animation était évidente. Pour eux, percevoir et comprendre les comportements des animaux qu'ils côtoyaient ou chassaient au quotidien, même les plus discrets, était vital.
À l’issue d’une recherche effectuée en 2003, nous avons montré que 41 pour cent des animaux paléolithiques des grottes ornées sont représentés en mouvement. À cette proportion élevée, s’ajoute celle des animaux apparemment statiques, mais potentiellement animés. La lumière vacillante des torches, des lampes à graisse et autres feux utilisés par les artistes paléolithiques avait en effet un certain pouvoir d’animation. La lumière se réfléchissant de façon variable sur les volumes irréguliers des parois, les représentations pariétales statiques prenaient vie, ce qui participait à leur mise en scène.
C’est pourquoi, après avoir contemplé des milliers d’œuvres dans ces conditions, nous sommes parvenus à la conclusion que la plus grande partie du bestiaire pariétal devait être animée pour les artistes préhistoriques.
Les artistes de la Préhistoire ont poussé très loin la représentation du mouvement. Certains d’entre eux, sans doute plus doués que les autres, ont introduit une dimension supplémentaire dans leurs œuvres, le temps. Capturer un moment de vie, un instantané ne leur suffisait pas : ils ont aussi cherché à exprimer graphiquement le déroulement du mouvement animal dans le temps en le décomposant.
Les artistes de la Préhistoire ont inventé pour cela deux processus : d’une part, la réalisation d’images successives ; d’autre part, leur juxtaposition. L’invention et l’emploi de ces deux techniques prouvent qu’ils avaient pressenti l’existence de cette propriété majeure de la perception visuelle qu’est la persistance rétinienne.
La rétine de l’œil humain a en effet la propriété de conserver une image lumineuse pendant environ 50 millisecondes après que l’image a disparu. Cette particularité explique que notre œil perçoive les mouvements de façon continue et non pas saccadée lorsqu’il capte une succession d’images instantanées.
Décrit pour la première fois par Ptolémée au IIe siècle, puis par Al-Hazen au XIe siècle, ce phénomène était manifestement aussi exploité au cours de la Préhistoire : parmi les milliers de figures animales que compte l’art paléolithique, plusieurs dizaines montrent des décompositions d’un mouvement digne d’une bande dessinée.
Parfaitement maîtrisé par l’artiste, cet effet visuel est le plus souvent exploité pour suggérer la trajectoire des membres, lesquels sont représentés aux phases extrêmes de leur mouvement afin de mieux signifier par exemple le cycle du galop ou celui du trot.
Très étonnant, ce type d’images se rencontre dans les plus grands sites d’art paléolithique : Chauvet, Lascaux, Altamira, Les Trois-Frères ou Foz Côa, ainsi que dans l’art mobilier, par exemple celui des grottes de la Marche ou de la Vache, autrement dit à toutes les périodes de l’art des cavernes et sur tous les supports conservés.
Parfois, les effets de décomposition sont poussés encore plus loin, pour en quelque sorte raconter une action.
Ainsi, pour représenter un bouquetin en marche, l’auteur d’une gravure de l’abri du Colombier, en Ardèche (12 000 ans avant notre ère) a choisi de traiter ses membres en contours multiples, de sorte que le mouvement est suggéré, ou plutôt représenté en détail par toute une série d’images successives.
Trouvée dans la grotte de la Vache en Ariège, qui a livré plus de 200 œuvres d'art mobilier (bois et os de rennes gravés), la frise des lions est encore plus significative.
D’après son étude attentive, en effet, la succession de félins gravés sur cette côte de bovidé explicite probablement la course d'un seul individu. De telles conventions graphiques sont immédiatement intelligibles, comme pour le lecteur actuel de bandes dessinées ou celui du Codex atlanticus de Léonard de Vinci qui décompose le vol animal.
La contemplation de pareilles images déclenche dans le cerveau un réflexe de recomposition du mouvement évoqué. Manifestement, les artistes préhistoriques voulaient créer des animations mentales, c’est-à-dire exploiter cette activité réflexe du cerveau pour évoquer, par exemple, non pas trois félins indépendants, mais la course d’un seul et même lion ! Comme nous l’avons déjà signalé, le spectateur préhistorique de ces images pouvait en accentuer l’effet par le jeu des éclairages, par exemple en balayant la séquence avec la lumière de sa flamme...
Puisque animer leurs images d’animaux était si essentiel pour les artistes préhistoriques, ont-ils aussi inventé le cinémaanimalier? Non, mais presque.
Dès 1991, nous avons pensé que des mécanismes primitifs conçus pour animer les images devaient avoir existé dans la Préhistoire. L’observation d’une petite plaquette en schiste abandonnée il y a quelque 15 000 ans dans la grotte d’Isturitz, dans les Pyrénées-Atlantiques, nous en a alors fourni un début de confirmation.
Cet objet d’époque magdalénienne porte sur chaque face une image de renne représenté dans une position différente : debout d’un côté, couché sur l’autre. La succession rapide des deux images, par rotation de la main ou à l’aide d’un cordage, semblait pouvoir produire un effet de recomposition montrant l’animal se coucher, puis se relever.
En 2007, le travail d’un ami paléoexpérimentateur – Florent Rivière – nous a permis de confirmer cette hypothèse. F. Rivière a fait apparaître par l’essai que toute une catégorie d’objets jusque-là considérés comme des boutons ou des pendeloques, pouvait en fait avoir eu une tout autre fonction.
En effet, plusieurs rondelles en os provenant de l’art magdalénien de Dordogne et des Pyrénées portent sur chaque face des images correspondant à des phases successives du mouvement d’un même animal. Après avoir obtenu des fac-similés de ces objets, F. Rivière a cherché comment les actionner pour animer l’animal représenté.
Nous nous sommes ainsi rendu compte que la rondelle « aux chamois » de l’abri de Laugerie-Basse pouvait, si l’on sait s’y prendre, être lancée sans grands efforts dans un mouvement de rotation rapide. La manipulation implique de faire passer par la perforation centrale (ou périphérique) une corde torsadée, puis de la tendre en la tenant de chaque côté à l’aide de la pince formée par l’index et le pouce (ci-dessous).
Si on frotte alors la corde à la faveur d’un mouvement avant-arrière de ces deux doigts, la rondelle se met à pivoter très vite autour de la corde tendue, ce qui anime le chamois.
De tels jouets optiques qui exploitent le phénomène de la persistance rétinienne existent dans notre culture depuis le XIXe siècle, c’est-à-dire depuis l’époque du précinéma... On les nomme des thaumatropes (du grec thauma signifiant « prodige » et tropion signifiant « tourner »). On pensait jusque-là que leur principe, l’ancêtre de celui de la caméra de cinéma, avait été inventé en 1825 par l’astronome anglais John Herschel. Il semble qu’il soit plus de 15 000 ans plus ancien...
Revenons un instant à la séquence de chasse léonine ouvrant l’article. Dans le contexte de la Salle du Fond de la grotte Chauvet, elle peut être mise en relation avec d’autres séquences mettant en scène les lions des cavernes. Une phase précédente est présente, où des lions à l’affût sont prêts à bondir sur leurs proies ; une phase suivante aussi, où un lion pose sa mâchoire sur la tête d’un bison comme pour le dévorer ; finalement, la même salle comprend une phase de pré-accouplement, où la copulation à venir – jamais vraiment représentée dans l’art parié- tal – est suggérée par la posture des animaux.
Tout cela illustre une fois de plus ce que l’on saisit de mieux en mieux : les hommes paléolithiques ont utilisé l’image narrative pour célébrer des épisodes marquants du cycle de vie de leurs animaux-modèles, tels de grands rassemblements liés à la saison du rut, leurs déplacements saisonniers, leurs actes de prédation. La narration de tous ces épisodes marquants de la vie animale a pu, selon nous, reflé- ter (symboliser ?) dans leur esprit les aspects fondamentaux de leur propre existence (vie/mort).
Par ce premier niveau d’interprétation, nous avons voulu démontrer l’existence du premier médium visuel de l’humanité, empreint de naturalisme mais dont la charge mythologique, voire symbolique, nous échappe (animisme ? chamanisme ? religion ?).
Le cinéma est aujourd’hui en mutation. D’une part, il explore et expérimente son avenir à travers des œuvres, telles qu’Avatar, qui convoquent toutes les innovations du virtuel, de la 3D et des jeux vidéo. D’autre part, il célèbre ses origines historiques avec des œuvres telles que The artist ou Hugo Cabret. Il pourrait en fait tout autant célébrer ses origines préhistoriques, puisque le spectacle des images pariétales, jeu d’ombres et de lumières associant narration graphique, animation séquentielle, chants et paroles, suggère une origine du septième art, ou tout au moins de ses concepts fondateurs, beaucoup plus ancienne qu’on ne le pensait.
Dans cette perspective, l’invention de la photographie au XIXe siècle apparaît désormais comme l’ultime déclencheur nécessaire pour libé- rer enfin tous les films contenus en germe dans près de 400 siè- cles de traditions artistiques !
Article paru dans Pour la Science - juillet 2012
Par Marc Azéma
préhistorien et réalisateur de films, est chercheur associé au CNRS
(UMR 5608, TRACES, Toulouse-Le Mirail), et membre de l'équipe scientifique qui étudie la grotte Chauvet.
source : http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/f/fiche-article-l-origine-prehistorique-du-cinema-29929.php
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