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Fin du monde : les grandes peurs de l'an mille

Apollyôn
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Fin du monde : les grandes peurs de l'an mille Empty Fin du monde : les grandes peurs de l'an mille

Message par Apollyôn Ven 21 Déc - 10:00

La promesse du retour glorieux du Christ, la parousie, étant restée vaine dans les temps qui ont suivi immédiatement sa vie terrestre, le sentiment de l'imminence de ce retour s'est évanoui. Dans l'Occident médiéval chrétien, plusieurs sources permettent de calculer la venue du Christ et le début du Jugement dernier. Ces sources, censées dévoiler les secrets de la fin du monde, sont appelées apocalyptiques.

L'Apocalypse de Jean évoque le retour de Satan mille ans après que le Christ l'a enchaîné dans les Enfers. Mais ce texte est hautement symbolique, et saint Augustin, vers l'an 400, note déjà que le nombre 1 000 a plutôt une valeur spirituelle et n'est pas une indication précise concernant la fin des temps : ce mystère n'appartient qu'à Dieu, et à lui seul. Le millénarisme se définit comme l'attente d'une période exceptionnelle de bonheur (théoriquement de mille ans). Mais l'institution ecclésiastique tend très rapidement à le blâmer. En 431, le concile d'Éphèse condamne la compréhension littérale du millenium évoqué dans l'Apocalypse.

Sa lecture ancre dans les esprits l'idée que, avant ou après le millenium du règne du Christ, des prodiges doivent annoncer la venue de la fin des temps. En Espagne, une pensée apocalyptique se développe particulièrement durant la première moitié du Moyen Âge : le royaume des Wisigoths, qui envisagent la fin des temps, baptise toutes ses populations dans un souci de purification.

L'installation des Arabes en Espagne, en 711, est interprétée comme un signe avant-coureur de la fin du monde. Dans les royaumes demeurés chrétiens du nord de l'Espagne, les commentaires les plus riches de l'Apocalypse sont copiés. Notamment celui que rédige en 776 Beatus de Liébana : il s'agit du texte le plus reproduit dans les monastères espagnols entre le VIIIe et le XIIe siècle. Son succès s'explique par l'accent mis sur la divinité du Christ dans l'Apocalypse - tandis que les Évangiles en donnent une image plus humanisée -, mais aussi par l'espoir de l'ultime victoire des persécutés que porte cette oeuvre, alors que les Asturies chrétiennes font face à la pression musulmane.

Au fil du premier millénaire, à partir de l'Apocalypse et d'autres textes de la Bible, tel le Livre de Daniel, un scénario de ce qui doit survenir se met en place. Le dernier acte doit se dérouler à Jérusalem, pendant une durée de sept années, qui fait écho à la semaine de la Création. D'abord, le dernier empereur déposera les insignes de sa charge sur le mont des Oliviers. Puis deux prophètes, Hénoch et Élie, reviendront sur terre pour préparer les fidèles à l'affrontement avec l'Antéchrist. Celui-ci régnera pendant trois années et demie : il reconstruira le Temple, où il se fera adorer comme Dieu, et martyrisera les fidèles qui lui résisteront. Enfin, l'Antéchrist sera tué au moment du retour du Christ, revenu pour le Jugement dernier. Cet enchaînement d'événements se retrouve, de plus en plus détaillé et affirmé, dans diverses oeuvres, et atteint sa forme la plus raffinée dans le traité De la venue de l'époque de l'Antéchrist, rédigé par Adson de Montier-en-Der (v. 930-992). Toutefois, ces ouvrages ne désignent pas forcément l'an mille comme l'âge de l'avènement de l'Antéchrist.

Si l'importance des mille ans évoqués dans l'Apocalypse est relativisée assez tôt par bien des auteurs chrétiens, il faut aussi remarquer que la naissance du Christ n'était pas un point de référence temporel au Xe siècle. Le moine Denys le Petit (v. 470-v. 540) est le premier à calculer les dates selon le temps écoulé depuis la naissance de Jésus.

C'est seulement à la fin du Xe et au XIe siècle, d'abord chez les lettrés, que l'ère chrétienne se généralise lentement comme repère chronologique. Pour la plupart des chrétiens, le temps est davantage lié au rythme des fêtes religieuses qui se succèdent dans l'année. Celle-ci ne commence pas partout au même moment : à Pâques pour les uns, à Noël pour les autres. La notion des mille ans est en elle-même peu précise : l'Apocalypse évoquerait-elle les mille ans suivant l'incarnation du Christ, ou plutôt ceux qui suivent sa mort et sa résurrection, donc l'année 1033 ? De fait, il est peu probable que l'arrivée du tournant de l'an mille ait pu causer une réelle anxiété collective. Certains lettrés expriment cependant leurs craintes et tentent même de les transmettre : l'abbé de Saint-Benoît-sur-Loire Abbon de Fleury (v. 940-1004), un proche d'Hugues Capet, raconte que des prêtres parisiens prêchent la venue de l'Antéchrist peu avant l'an mille. Abbon répond à ces affirmations par le mépris : ces prêtres ne sont que des fous, qui interprètent mal les Écritures.

Vers 1045, le moine et chroniqueur Raoul Glaber décrit les différents prodiges qui auraient suivi le millénaire de la Passion du Christ. Après 1033 se multiplient selon lui les signes et les événements surnaturels, qu'il interprète comme une façon pour Dieu de punir les hommes de l'énormité de leurs péchés et, surtout, de les inciter à la pénitence. Raoul Glaber insiste sur ces faits, après coup, car il veut montrer à quel point "les péchés de la terre retentissaient jusque dans les cieux". Il lie d'ailleurs explicitement l'accumulation de toutes les calamités qu'il décrit au déchaînement de Satan prédit dans l'Apocalypse.

Sigebert de Gembloux (v. 1030-1112) présente un tableau encore plus terrifiant de l'an mille : tremblement de terre effrayant, comète au sillage fulgurant, apparition d'un serpent dans une fracture du ciel... Plusieurs chroniques du XVIe siècle reprennent son témoignage pour décrire de véritables scènes de panique dues à la croyance dans l'imminence de la fin des temps. Pour le moine et chroniqueur Adémar de Chabannes, la multiplication des hérétiques signe la venue de l'Antéchrist. Comme celle de faux prophètes, dans la Bible, annonce la fin des temps. Raoul Glaber évoque un certain Leutard, "qui peut être tenu pour un envoyé de Satan". À la suite d'un message délivré par des abeilles, il a tout quitté et est allé par les routes tenir des discours qui "faisaient oublier la doctrine des maîtres".

La survenue de prodiges est également perçue comme un signe annonciateur de l'imminence du Jugement : ces prodiges mettent parfois en scène des saints et des reliques pleinement reconnus comme valides par les autorités ecclésiastiques. Il faut dire que les rites chrétiens connaissent alors des mutations qui vont de pair avec une attention plus accrue donnée aux miracles impressionnants, qui peuvent faire intervenir les éléments, les astres, et tenir proprement du surnaturel. Les reliques prennent une importance renouvelée et participent à certains de ces miracles décrits de façon colorée, tels ceux de sainte Foy à Conques.

Les auteurs de l'an mille sont particulièrement attentifs aux signes venus du ciel. L'éclipse de Soleil qui eut lieu le 29 juin 1033, au millénaire de la Passion du Christ, a évidemment marqué davantage les esprits. Raoul Galber dit que "le soleil prit la couleur du saphir, et il portait à sa partie supérieure l'image de la lune à son premier quartier. Les hommes, en se regardant entre eux, se voyaient pâles comme des morts. Les choses semblaient toutes baigner dans une vapeur couleur de safran. Alors une stupeur et une épouvante immenses s'emparèrent du coeur des hommes. Ce spectacle, ils le comprenaient bien, présageait que quelque lamentable plaie allait s'abattre sur le genre humain."

Le calcul du temps, et notamment celui de la parousie, demeure un élément essentiel de la pensée chrétienne. Des personnages charismatiques, mais considérés avec suspicion par les autorités ecclésiastiques, vont continuer à centrer leur pensée sur l'attente de la fin du monde, annonciatrice d'une ère de plus grande pureté morale. Le plus célèbre d'entre eux est Joachim de Flore (v. 1135-1202), un moine calabrais visionnaire, qui considère que l'histoire du monde doit être divisée en trois âges, eux-mêmes composés de trois âges. Joachim pense que son époque est celle où doit commencer le dernier âge du troisième âge : celui de l'Esprit.

Certains franciscains voient en François d'Assise un annonciateur du Christ et de ses mille ans de règne heureux sur terre. Reprenant les prophéties de Joachim, ils imaginent que la parousie pourrait survenir vers 1260 ou 1300. Le pape Jean XXII a condamné les joachimites en 1326.

Les mouvements apocalyptiques et pénitentiels, comme les flagellants, se multiplient à la fin d'un Moyen Âge troublé par la Grande Peste (1346-1352) et la guerre de Cent Ans (1337-1453). Le désir urgent, et même violent, de pénitence avant de paraître devant Dieu redevient une préoccupation intense. Au début du XVe siècle, des disciples de Jan Hus, qui se révolte contre l'antipape Jean XXIII et est brûlé en 1415 comme hérétique, prévoient le retour du Christ sur le mont Tabor, et prennent le nom de taborites. Au XVIe siècle, à l'époque de la montée du protestantisme et de la lutte contre les Turcs, les millénaristes cherchent à savoir quel est le dernier grand empereur qui doit précéder le retour du Christ en gloire. Plusieurs révoltes paysannes peuvent aussi être rattachées en Allemagne à l'esprit millénariste, ainsi que la proclamation de la commune de Münster en 1534, dont le chef anabaptiste millénariste échoue à faire de la cité la nouvelle Jérusalem.

À l'époque de l'humanisme puis des Lumières, où l'on se met volontiers à considérer le Moyen Âge comme un âge d'obscurité et de superstitions, bien des savants s'imaginent que la pensée millénariste avait dû immanquablement entraîner des mouvements de terreur irrépressible. Au XIXe siècle, l'historien Jules Michelet (1798-1874) décrit dans le livre IV de son Histoire de France un monde dévasté par la crainte et le désespoir : "Au milieu de tant d'apparitions, de visions, de voix étranges, parmi les miracles de Dieu et les prestiges du démon, qui pouvait dire si la terre n'allait pas un matin se résoudre en fumée, au son de la fatale trompette ? [...] Voyez ces vieilles statues dans les cathédrales du Xe et du XIe siècle, maigres, muettes et grimaçantes dans leur roideur contractée, l'air souffrant comme la vie et laides comme la mort." Le millénarisme s'est perpétué et se retrouve, par exemple, dans les lectures fondamentalistes de la Bible des adventistes au XIXe siècle aux États-Unis.

Les historiens du XXe siècle se sont largement départis de cette image, certes haute en couleur, mais bien peu vraisemblable. S'il récuse l'idée de grands mouvements de terreur généralisée en l'an mille, Georges Duby décèle dans les sources ce qu'il nomme une "inquiétude diffuse", qui se serait traduite par la multiplication des mouvements hérétiques (ou du moins des accusations d'hérésie), de nombreux récits de prodiges et un malaise moral palpable dans l'augmentation des accusations de simonie (trafic d'objets sacrés, de biens spirituels) et autres débauches morales supposées des ecclésiastiques. Le désordre du monde exhorte à la pénitence, et doit tirer l'homme de sa tranquillité par l'apparition d'éclipses, de baleines monstrueuses, de saints, du diable, de morts, qui viennent lui rappeler qu'il doit se purifier à l'approche du Jugement dernier.

D'autres historiens, tels Sylvain Gouguenheim et Dominique Barthélemy, ont remis en question l'existence de cette inquiétude millénariste, pour souligner que, si une angoisse quelconque a pu être entretenue par certains ecclésiastiques, ce n'est pas celle de la fin du monde, mais celle de l'obtention du salut pour chaque chrétien. S'il arrive aux auteurs des Xe et XIe siècles de compter les jours ou de guetter les signes, c'est dans un but politique, ou pour prôner la réforme monastique, sans qu'un terme précis soit affecté au monde. Ces "terreurs de l'an mille" sont cependant toujours l'objet d'un âpre débat historiographique.

Ces dernières décennies, l'apocalyptique connaît un regain d'intérêt, aussi bien dans les études érudites qu'auprès du grand public. Cela s'est parfois accompagné de pratiques catastrophistes ou violentes - comme le massacre de Waco, en 1993 -, qui laissent totalement de côté la mention optimiste de l'Âge d'or attendu par les millénaristes. Si, pour l'an mille et ses commentateurs, le calendrier chrétien et l'Apocalypse de Jean ont pu contribuer à "une dramatisation de l'histoire", selon la formule de l'historien Claude Carozzi, on voit que l'Occident du XXIe siècle sait chercher dans les calendriers et les textes sacrés d'autres cultures le frisson que ne lui a pas donné l'an 2000, qui ne promettait guère que l'apocalypse du monde virtuel de l'informatique.
source : http://www.lepoint.fr/culture/les-grandes-peurs-de-l-an-mille-20-12-2012-1604160_3.php
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