Ses découvertes de peintures rupestres au Brésil, en 1964, ont bouleversé l'histoire du peuplement humain. A 78 ans, l'archéologue Niède Guidon, petite bonne femme à la hargne légendaire, ne cesse de se battre pour protéger la Roche Percée, site unique en Amérique.
Bien sûr, il nie. Bêche à la main et machette à la ceinture, Silvio di Brito Marques, petit homme au corps robuste et tanné par le soleil, jure ne jamais avoir chassé là où c'est interdit. Il habite Nova Jerusalém, à la frontière du parc national de la Serra da Capivara, un alignement de vingt-cinq maisons blanches, toutes identiques, occupées par des « sans-terre » à qui l'Incra, l'institut brésilien chargé de la réforme agraire, a offert ce lieu où poussent (mal...) riz, haricot et noix de cajou. Pour lui, comme pour les errants qui peuplent le Piauí, l'Etat le plus pauvre du pays, au coeur de ce sertão synonyme de misère, se retrouver ici, c'est un repos, presque un ancrage.
Mais cela ne fait pas l'affaire de Niède Guidon, archéologue légendaire au Brésil, elle qui a consacré sa vie à la Serra da Capivara : 130 000 hectares d'une étendue verte surplombée de somptueuses falaises rouges, symbolisés par une fenêtre qui ouvre sur le ciel, la Pedra furada, « la roche percée ». Là, dans l'entrelacs de buissons et de forêts, se cache un des plus grands trésors de la préhistoire : des centaines d'abris peints, qui ont révolutionné ce qu'on croyait savoir de ces temps lointains. Aujourd'hui, ce trésor est menacé. Par les chasseurs, les braconniers, et ces « sans-terre » qui s'installent à ses frontières. Jose Ivonete Paes de Oliveira junior, chef des gardes, trente-quatre au total, qui opposent à ces invasions une riposte insuffisante, ne peut que le constater : « L'agriculture traditionnelle veut qu'on coupe les arbres et qu'on mette ensuite le feu aux broussailles. Quand il y a du vent, les paysans perdent souvent le contrôle des flammes. » Plusieurs sites ont déjà été irrémédiablement abîmés à cause de ces feux. Plus grave : toute la région vit sous la menace de la culture intensive de canne à sucre et de ricin, à usage de biocarburants. Le gouverneur du Piauí a promis cette manne à sa région. Et ils sont nombreux, malgré la médiocre qualité du sol, à guigner les immenses étendues du parc...
Alors, il arrive encore à Niède Guidon de débarquer dans un village, et d'y prendre à partie les habitants. Ou de crever d'un coup de couteau les pneus d'un pick-up de chasseurs garé dans le parc. A 78 ans, cette petite bonne femme à l'énergie indomptable n'a rien perdu de sa hargne. Dans la région, on la sait prompte à s'enflammer. Menacée de mort dans les années 1990 par un grand propriétaire terrien, elle va le voir, lui montre qu'elle a ouvert un compte à New York et lui explique qu'elle ne partira pas seule : s'il lui arrive quelque chose, cet argent servira à payer un tueur à gages qui le traquera à son tour... En 2003, des paysans s'installent sur des sites du parc. Ils y chassent, y font du feu, construisent. Une vingtaine de sites sont abîmés, leurs peintures endommagées à jamais. Niède Guidon fait évacuer les squatters par la police. La petite ville voisine de São Raimundo Nonato se met à gronder. Des manifestations sont organisées, qui convergent vers les bureaux de Niède. Elle équipe ses troupes de cocktails Molotov et affiche sa volonté de se défendre. La foule repart.
« Elle séduit les gens, et les repousse en même temps », raconte Elizabeth Drévillon, qui vient de lui consacrer un livre, Le Secret de la roche percée. « Ils sont subjugués par sa dureté, sa force et en même temps la tendresse dont elle est capable. » La création du parc, en 1991, a entraîné l'essor de la région. Niède Guidon a d'emblée voulu que les habitants en profitent. Les emplois de guides ont été pour eux. Elle a souvent financé de ses deniers les salaires qui n'étaient pas payés. Cinq écoles ont été mises en place et ont fonctionné de 1989 à 2000, accueillant sept cents enfants. Des entreprises ont été créées. « Sans elle, cette usine n'existerait pas », affirme Girleide Oliveira, directrice d'une fabrique d'objets en céramique. Arrosées par des brumisateurs, quarante-trois personnes y travaillent dans un très vaste hangar ; six mille pièces y sont cuites par mois. L'entreprise marche, mais ne peut s'étendre faute de clients. Comme beaucoup, elle attend que le tourisme décolle enfin et donne un début de prospérité à la région. Le parc a même acheté des terrains susceptibles d'accueillir des hôtels. Mais la corruption et l'affairisme ont repoussé ce rêve. Aujourd'hui, il n'y a toujours que des squelettes de bâtiments et une piste gardée par un gardien somnolent avec qui il ne faut pas discuter très longtemps pour se voir autorisé à y faire un tour en 4x4.
Dans sa maison, dont une citation de Dante interdit l'entrée (« Laissez toute espérance, vous qui entrez ici »), elle revit l'épopée du parc. C'était en 1964. Née au Brésil, partie à Paris faire des études d'archéologie, Niède Guidon, dont le père était à moitié français, a 31 ans lorsqu'elle revient dans son pays pour travailler à São Paulo. Un homme vient la voir : Luiz Augusto Fernandez, qui arrive de Petrolina, lui montre une photo de peintures « faites par les Indiens ». Sur la carte, il désigne une de ces zones du pays qui sont presque terra incognita. Subjuguée, Niède veut tout de suite y aller. Mais les pluies l'empêchent d'approcher. La dictature du général Humberto Castelo Branco, qui vient de prendre le pouvoir, la contraint à la fuite. On la prétend communiste... Elle s'envole vers la France pour entrer au CNRS. Elle y restera trente-quatre ans.
Mais elle n'oublie pas les photos de Luiz Augusto. En 1970, enfin, elle réussit à revenir très discrètement au Brésil. On lui montre cinq sites, qu'il faut atteindre en grimpant d'abrupts raidillons. Le premier, c'est Toca do Paraguaio, un feu d'artifice de peintures rouges, inconnues au Brésil jusque-là, allant de formes reconnaissables à de mystérieuses suites de bâtonnets. La maîtrise artistique est moindre qu'à Lascaux, mais les figures humaines y sont plus nombreuses, à travers des scènes de chasse, de fête, des représentations sexuelles très précises... Une richesse immense. Comment l'exploiter ?
Niède Guidon obtient de revenir, à partir de 1973, par périodes de trois mois, pour des missions financées par la France. A l'époque, la fouille est une aventure. L'archéologue part avec ses équipes pour quinze jours, se frayant son chemin dans la végétation difficile à abattre. On travaille sous une chaleur infernale, on dort quand les températures tombent à 10 °C. Se laver est impossible. Il n'y a pas d'eau vive, et il faut boire à même le sol, dans les mêmes trous que les animaux. On se nourrit de rapadura, sucre de canne complet, ou chez les habitants. Mais leur misère est telle...
En 1978, l'équipe découvre le site de la roche percée, recopie les dessins, photographie, fouille le sol. Des bouts de charbon sont trouvés. Niède les envoie en France pour analyse et datation. Quand les résultats reviennent, ils sont ahurissants : vingt-cinq mille ans ! C'est tellement invraisemblable qu'elle n'y croit pas. Elle rappelle, signale l'erreur. « Non, lui dit-on, ce sont bien vos chiffres. »
C'est une révolution. Ces chiffres prouvent que l'Amérique du Sud a été peuplée avant l'Amérique du Nord, que la théorie jusque-là avancée de l'arrivée première des hommes depuis l'Asie il y a douze mille ans par un détroit de Béring solidifié doit être abandonnée. La polémique éclate. Les chercheurs nord-américains s'insurgent. Et accusent : les charbons seraient venus de feux naturels, les roches taillées seraient le fruit de chutes de pierres... On crie au mensonge, à l'imposture. « Tout ça a été terriblement passionnel », se souvient Niède Guidon. Les attaques sont pourtant réfutées les unes après les autres. De nouvelles analyses par thermoluminescence confirment les dates ; seize mille éclats de pierre sont authentifiés par des experts, dont Eric Boëda, spécialiste de l'industrie lithique au CNRS. Yves Coppens, grand manitou de la spécialité, juge crédibles les découvertes de Niède Guidon. « Il y a cent mille ans, le premier Homo sapiens est arrivé dans le Nordeste, au Brésil. Sans doute est-il venu d'Afrique, sur des radeaux, et à la dérive, s'arrêtant d'île en île... »
Comment protéger le lieu, le faire reconnaître ? En 1979, Niède Guidon obtient qu'il soit transformé en parc national. En 1986, pour le gérer, elle crée la Fumdham, la fondation-musée de l'Homme américain. En 1991, le parc est reconnu comme patrimoine mondial de l'humanité par l'Unesco. En 2009, enfin, un musée et un centre culturel, le centre Sérgio Mota, s'ouvrent à São Raimundo Nonato. Des chercheurs y viennent régulièrement. Le responsable du laboratoire de paléontologie veille à l'exploitation des vestiges. De grands sacs en plastique noir, qui paraissent autant de cercueils, abritent les blocs de terre d'où, pinceau à la main, des étudiants dégagent les morceaux qui permettent de reconstituer des squelettes d'animaux énormes.
Niède Guidon ne va plus beaucoup sur le terrain, une allergie au soleil et des problèmes de santé lui rendant chaque séjour plus difficile, mais continue de tenir de ses mains l'édifice qu'elle a bâti. Après elle ? La question trouble, comme si la poser était impudent. « On ne sait pas trop », dit Gisèle Daltrine Felice, une archéologue avec qui elle travaille. « Le parc, c'est elle », affirme Maria Fatima Da Luz, une autre de ses chercheuses. Et elle ? « J'aimerais bien aller mourir au pied du mont Blanc. »
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