MOUVEMENT LKP : UN NOUVEL ART DE REVENDIQUER
Le mouvement LKP se distingue du syndicalisme de la métropole par un certain nombre de caractères spécifiques. D’abord le LKP est un collectif groupant 49 syndicats et associations représentant tous les secteurs de la société guadeloupéenne. Alors que le syndicalisme métropolitain défend des intérêts sectoriels et bassement matériels. Il ne songe jamais à remettre en cause les rapports sociaux capitalistes en se contentant des miettes que le patronat veuille bien lâcher.
Autre caractère du mouvement LKP est la durée. La grève déclenchée le 20 janvier par le LKP ne faiblit pas contrairement aux espoirs déçus du pouvoir colonial de la métropole qui misait dès le début sur la lassitude et le pourrissement du mouvement. Depuis plus d’un mois, et malgré tous les stratagèmes utilisés pour briser l’élan unitaire du mouvement, le LKP tient bon et il s’est même vu réconforter par le soutien des dizaines de milliers de manifestants qui ont défilé le samedi 21 février à Paris et en Province.
Un autre caractère du mouvement LKP réside dans l’inséparabilité de la lutte de classes « économique » de la lutte de classes « politique ». En effet, les revendications du mouvement LKP ne sont pas seulement économiques mais aussi politiques. Alors que celles du syndicalisme métropolitain restent confinées dans le domaine purement économique. L’erreur fatale du syndicalisme métropolitain et du syndicalisme en général consiste à séparer l’action syndicale de l’action politique, ce qui représente un vrai régal pour la bourgeoisie et la classe capitaliste dominante. Car, en séparant l’action syndicale de l’action politique, la bourgeoisie et la classe capitaliste parviennent à dominer facilement ses adversaires de classes en les divisant en une kyrielle de chapelles et d’églises qui se neutralisent mutuellement. De toute évidence, l’ennemi du mouvement ouvrier métropolitain n’est pas seulement la bourgeoisie mais les syndicats ouvriers eux-mêmes qui sont la cause de la dégénérescence du mouvement ouvrier dans les Etats capitalistes. Les syndicats sont devenus des « partenaires sociaux », c’est-à-dire les co-gérants des rapports sociaux capitalistes. C’est ce maquignonnage syndical qui a miné la combativité du mouvement ouvrier et atrophié sa force face à la bourgeoise et à la classe capitaliste. Les bureaucraties syndicales pensent défendre les intérêts des ouvriers avec du bla bla et des hurlements pendant les défilés de la Bastille à la République. Comment est-il possible de séparer l’action syndicale de l’action politique, le parti politique du syndicat alors qu’en réalité la lutte de classe commence déjà à la porte de l’usine ou à celle du bureau ? Dès lors que la lutte de classe s’origine dans la production même, on ne peut se contenter de dire que la lutte de classes « économique » s’arrête là où commence la lutte de classes « politique ». La lutte pour un avantage ou un droit économique est déjà en soi une action politique même si la conscience des implications politiques demeure vague ou partielle. Inversement, tout objectif politique implique un avantage économique plus ou moins conscient. C’est cette coexistence et cette co-action de l’économique et du politique que le mouvement guadeloupéen a très bien perçu et réalisé sur le terrain en liant ses revendications économiques, les 200 euros à la remise en cause des rapports sociaux capitalistes qui sont à l’origine de la surexploitation outrancière.
Comme l’explique à juste titre la sociologue et l’observatrice de l’évolution de ce conflit, Patricia Braflan-Trobo, l’enjeu de la lutte entre le MEG(le syndicat patronal) et le LKP n’est pas seulement économique, c’est-à-dire les 200 euros réclamés par les grévistes mais aussi politique, car ces derniers vont au-delà de la simple revendication économique en demandant aussi l’abolition les rapports sociaux capitalistes et un système de domination capitaliste et coloniale qui dure depuis 1635 et qui profite (d’où le terme profitasyon en créole) à une caste de blancs créoles et de békés. Les grévistes guadeloupéens vont donc au-delà des 200 euros, car ils remettent en cause aussi les rapports sociaux capitalistes et la manière de distribuer les richesses produites par une population indigène qu’elle soit d’origine africaine ou indienne. Par cette mobilisation sans précédent, les habitants de l’île ont clairement fait savoir qu’ils ne veulent plus de la charité publique ou des allocations dites « braguettes ». Ce qu’ils veulent au fond, ce n’est ni plus ni moins que leur droit de s’approprier les richesses qu’ils ont contribué à produire eux-mêmes au fil des générations. Derrière les 200 euros, qui est certes une revendication économique, il y a indéniablement un objectif politique clairement exprimé, celui d’en finir avec un système capitaliste dont est victime la population guadeloupéenne. Cet objectif politique a d’ailleurs été clairement affirmé par les principaux animateurs du LKP, Elie Domota, Félix Flemin, Jean Marie Nomertin qui considèrent que leur collectif est le produit d’une situation économique et sociale de type colonial et que la plateforme de leur organisation est autre chose qu’un anticolonialisme primaire. Le mouvement LKP cherche certes à dénoncer les « powfitasyons » générées par le système capitaliste colonialiste mais il propose aussi un projet politique visant à instaurer un nouveau mode de consommation et le retour aux valeurs humaines de solidarité et de fraternité entre les hommes.
AVENIR DU MOUVEMENT LKP
Après un mois de grève générale et de mobilisation populaire, le mouvement LKP commence à inquiéter sérieusement le pouvoir et l’Etat capitaliste en métropole. L’envoi sur place de plus d’escadrons de gendarmes, de fonctionnaires de police judiciaire et d’effectifs appartenant aux services des renseignements est le signe que l’Etat colonial se prépare à l’affrontement et à la répression du mouvement LKP. Si l’on essaie de comprendre ce qui a pu se passer en Guadeloupe depuis plus d’un mois, on se rend compte que le mouvement LKP ressemble par bien des aspects au mouvement de mai 68. En réussissant à mobiliser comme un seul homme tous les secteurs de la société guadeloupéenne, le LKP a déjoué la stratégie de la classe dominante, celle qui consiste à sectoriser l’espace social selon le principe bien connu, diviser pour régner. Pour qu’une classe sociale domine la ou les autres classes sociales, il faut remplir deux conditions : a) inculquer aux classes dominées l’idée de la naturalité du monde dans lequel elles vivent, b) diviser l’espace social en une kyrielle de secteurs autonomes, cloisonnés et séparés les uns des autres. En inculquant aux classes dominées sa propre vision du monde, la classe dominante cherche à faire participer celles-ci à la gestion de leur propre domination. Le signe que cette opération de lavage de cerveaux a bien réussi, c’est le moment où les classes dominées commencent à voir le monde dans lequel elles vivent comme allant de soi, tant que les choses sont pour elles ceci et pas autrement. Tant que dure la domination, l’horizon des classes dominées est limité, les objets ordinaires ne les questionnent pas et elles ne prennent même pas la peine de se demander si ce monde là, celui des classes dominées, n’est pas plutôt un monde construit et taillé sur mesure pour servir les desseins d’une classe dominante.
La deuxième condition pour qu’une classe domine les autres classes est la sectorisation de l’espace social. À vari dire, aucun pouvoir ne peut s’imposer sans la division de l’espace social en une myriade de secteurs autonomes et cloisonnés. Il faut absolument tout faire pour maintenir aussi longtemps que possible la sectorisation et le cloisonnement de l’espace social, car le plus grand danger qui guette tout pouvoir est celui du désenclavement, du décloisonnement et de la désectorisation. Ce sont ce désenclavement et cette désectorisation qui donnent lieu à des mobilisations multisectorielles et donc à des révoltes et des révolutions. Toutes les grandes révolutions dans l’histoire ont commencé par le processus de désectorisation et de désenclavement de l’espace social. Pour faire face aux mobilisations multisectorielles, le pouvoir doit tout faire, car cela va de sa propre survie, pour re-sectoriser l’espace social en brisant les canaux trans-sectoriels et en limitant au maximum la fluidité entre plusieurs secteurs communicants. Pour contrecarrer une révolte ou une révolution, le pouvoir doit manœuvrer pour essayer d’enfermer à nouveau les hommes dans leurs anciennes logiques sectorielles et donc sectaires. Cette mission est confiée habituellement aux partis politiques traditionnels et aux syndicats ouvriers appelés à jouer ce rôle de re-sectorisation et de cloisonnement de l’espace social.
Prenons deux exemples. Premier exemple, pour abattre les régimes communistes, les États capitalistes ont pratiqué la stratégie de la désectorisation conjoncturelle de l’espace social pour permettre des mobilisations multisectorielles destinées à déstabiliser et à balayer les gouvernements communistes en place. Durant l’été 1980, les États capitalistes ont tout fait pour que les mouvements de grèves qui étaient localisés à l’origine à Varsovie, la capitale polonaise, se propagent au plus vite à d’autres secteurs et à d’autres villes de la Pologne. Grâce à la désinformation et aux rumeurs, ils ont réussi leur pari en désectorisant la société polonaise, puisque les grèves s’étaient propagées des chantiers Lénine de Gdansk vers d’autres secteurs d’activités, d’autres villes et d’autres régions de la Pologne. En pratiquant la stratégie de la désectorisation de l’espace social, les Etats capitalistes ont permis des mobilisations multisectorielles et ce fut la chute du régime communiste.
Deuxième exemple. En mai 1968, l’Etat français avait tout fait pour empêcher que le mouvement de contestation ne se propage en dehors de la capitale, Paris. Les technologies et les tactiques du pouvoir de l’époque consistaient à re-sectoriser l’espace social en faisant appel à la CGT et au parti communiste pour séparer les grèves dans l’industrie et les ouvriers de chez Renault du mouvement étudiant. En réussissant à déconnecter le mouvement étudiant du mouvement ouvrier grâce aux syndicats et aux partis politiques, le pouvoir a réussi à re-sectoriser l’espace social grâce à l’intervention de la CGT et du parti communiste. La fin du mouvement de mai 68 a été la signature des accords de Grenelle, qui ont brisé l’élan des mobilisations multisectorielles qui réunissaient au départ étudiants et ouvriers. Grâce à la CGT et au parti communiste français, le capitalisme français a pu renaître de ses cendres. En signe de reconnaissance à l’action de la CGT et au parti communiste en mai 68, la bourgeoisie française aurait dû ériger à côté de la statue de son héros de Gaulle, celles de Georges Séguy et de Maurice Thorez. Il suffit d’observer qu’à chaque fois que le système capitaliste se trouvé confronté à une crise politique ou sociale, il remet en selle les partis politiques et les syndicats qui jouent le rôle de briseurs de grèves et de mouvements contestataires.
C’est ce danger de re-sectorisation qui guette actuellement le mouvement LKP depuis plus d’un mois. Il est vrai que les leaders du LKP se sont montrés jusqu’ici assez prudents et pragmatiques dans la conduite de leur mouvement. Mais ce pragmatisme et cette prudence des leaders du LKP sauront-ils suffire à maintenir à terme l’unité et la pérennité d’un mouvement que le pouvoir colonial français cherche à briser grâce aux technologies et aux tactiques de re-sectorisation de l’espace social guadeloupéen ?
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