Faites sortir les monstres
Au XIVe siècle, un obscur fonctionnaire tombe gravement malade puis – miraculeusement guéri – se met à dessiner des cartes marines d’une stupéfiante exactitude dans lesquelles se cachent des monstres, des nus et des viols…
Le 31 mars 1334 Opicino de Canistris (1296-1355) – employé comme scribe à la Cour papale d’Avignon – est victime de ce qu’il décrit comme une maladie subite, sans cause, qui le laisse «presque mort» pendant trois semaines. Son état est si désespéré qu’on lui administre l’extrême-onction. Pourtant, il ne meurt pas. A son réveil, frappé d’amnésie, il se souvient seulement d’avoir vu un jour après les vêpres «un vase dans les nuages».
Suite à sa maladie, il perd l’usage de son bras droit. Rupture d’anévrisme ? Le 15 août, il rencontre «en rêve la vierge Marie tenant son enfant». Cette vision marque le début d’une étonnante guérison : son bras droit ne lui obéit plus et se met à dessiner des «images sans aide humaine», avec une vigueur inconnue jusqu’ici. Ce bras, devenu «plus fort qu’auparavant» trace des diagrammes qu’Opicino nomme des «œuvres spirituelles». Elles sont maintenant révélées au public dans un ouvrage tout juste publié aux éditions Zones Sensibles sous le titre Dialectique du Monstre.
Œuvres spirituelles ou démoniaques ?
En 1335, Opicino se met à dessiner des cartes géographiques desquelles émergent, – si on les regarde en négatif ou à l’envers –, des formes encastrées les unes dans les autres… Il en fait jusqu’à trente versions différentes. Elles sont toutes d’une rigoureuse et remarquable précision (1). Mais dans les contours des étendues marines les figures hybrides s’intriquent au fil d’agressions en perpétuel mouvement. L’Europe est tantôt homme, tantôt femme. «Elle porte dans son ventre sanguinolent, en Lombardie», un fœtus qui «semble sur le point de naître par césarienne dans le golfe de Gênes». L’Afrique du nord est un moine. L’océan, un barbu à pattes de bouc, dont le sexe en érection éjacule sur le littoral d’Alicante. «Le poing d’un bras remontant l’Adriatique agresse les parties génitales de la femme dans la lagune vénitienne.» Ces images obsessionnelles, assorties de diagrammes complexes, recouvertes de textes en latin mêlant souvenirs d’enfance et citations de la Bible, sont réalisées dans le plus grand secret.
Un secret qui tombe dans six siècles d’oubli
Opicino écrit sur l’une d’elles : «Jusqu’à présent, cette œuvre n’a été révélée à personne, si ce n’est à certains qui ne pouvaient comprendre, tandis que je gardais le silence.» Lorsqu’il meurt, toujours muet, ses cartes sont conservées au Palais d’Avignon sous des amas de manuscrits jugés sans importance. La seule indication que l’on possède de leur existence figure dans un inventaire de la Bibliothèque apostolique du Vatican, datant de 1594, qui décrit «un livre plein de figures difficilement compréhensibles […] avec de nombreux mystères». Le «livre» est découvert cinq siècles plus tard, suscitant d’innombrables controverses : s’agit-il de l’œuvre d’un fou ou d’un mystique ?
Opicino : aliéné mental ou visionnaire ?
Carl C. Jung – dans une lettre de 1936 – suggère qu’Opicino souffrait d’une schizophrénie peu ordinaire, citant Shakespeare («Il y a de la méthode dans la folie») pour désigner ce cartographe dément qu’il compare à Hamlet. En 1952, un autre médecin de l’âme – auteur de l’ouvrage Psychanalyse de l’art– classe Opicinus dans la lignée des artistes psychotiques et, sur la base de traductions erronées, lui invente des traumatismes infantiles. C’est finalement un historien (Sylvain Piron) qui traite tout en nuances le dossier avec l’aide d’un spécialiste des psychoses (Philippe Nuss). La traduction du manuscrit, entièrement retravaillée, fait entendre la voix d’un homme dont «la souffrance psychique ne fait du moins aucun doute». L’ouvrage – illustré de 40 étonnantes reproductions – replace son œuvre dans le contexte précis du XIVe siècle et laisse l’énigme ouverte.
Pourquoi vouloir à tout prix poser un diagnostic ?
«L’activité graphique d’Opicino se déploie dans un dialogue avec l’au-delà», explique Sylvain Piron qui insiste sur le fait que, dès 12 ans, l’artiste développe un don inouï : doté d’une «conscience géographique aiguë», le petit Opicino «indique du doigt les directions» de telle ou telle ville d’Italie sans jamais se tromper. «A chacun de ses déplacements, il enregistre les mesures des trajets, comptés en pas, en milles ou en journées de marche ; il observe la différence des mesures anciennes et modernes, compare la longueur des lieues italiennes, provençales et dauphinoises. […] Son habileté à dresser un plan zénithal de sa ville natale est plus saisissante encore. La comparaison avec une photographie aérienne du centre-ville révèle une coïncidence presque parfaite avec son tracé des rues et des murailles, y compris dans l’inclinaison de 15° par rapport à l’axe est-ouest.» Opicino voit tout comme en «vue satellite».
Comment lire ses cartes ?
Outils de déplacement non pas physique mais mental, ces cartes ouvrent le monde «à toutes les trajectoires et projections possibles.» Les villes qu’Opicino relie entre elles prennent place dans un rébus d’inspiration divine qu’il s’amuse parfois à résoudre en jeux de mots ésotériques… Il voit sa «ligne de rédemption» passer par «l’immolation» (Imola) de «tous les biens» (Bologne), par «mutation» (Modène) du «régime» (Reggio) du «bouclier» (Parme), jusqu’au «décret» (Plaisance) de Dieu.» Il fait de son nom même – Canistris (déclinaison du mot latin canistra «panier tissé», «corbeille») la «racine» d’un osier qu’il faut tisser par cercles concentriques afin d’en faire le vase d’une âme enfin purifiée… Ses cartes tournent en spirale, comme des prières, incessamment répétées en direction de la vierge. C’est lui qu’il voit sur les genoux de la Madonne. C’est son visage en oraison qu’il reproduit sur le pourtour des plans tracés à l’aide de compas, accompagnés de sa confession. Il souffre et il a peur. Sa peur s’inscrit, sous la forme de monstres, au détour de chaque frontière : le monde terrestre, voué au mal, n’est qu’un fouillis de corps violentés.
Cartographie de l’inconscient ?
Pour l’historien Sylvain Piron, il y a une forme de catharsis dans cette violence qu’Opicino s’impose. Lorsqu’il dévoile «ses fantasmes les plus crus», ne tente-t-il pas de les mettre à mort ? «Je me suis souvenu d’une déclaration fulgurante d’Antonin Artaud, vers le début du premier cahier tenu à Rodez : «Je n’accepte pas l’inconscient. Je n’en veux absolument pas en moi». L’affirmation vertigineuse résonne comme une déclaration de guerre. Elle décrit le principe d’un mouvement d’expression illimitée qui caractérise effectivement ses cahiers : l’enjeu de ce travail d’écriture était bien de tout exposer, sans rien garder caché. Toutes proportions gardées, encore une fois, c’est une démarche similaire qu’engage Opicino dans ses propres papiers et cahiers, en allant bien au-delà de ce qu’exigerait la plus rigoureuse des confessions».
Citant d’autres aphorismes qui font écho aux œuvres d’Opicino «avec une terrible acuité», Sylvain Piron note que «la confession radicale» confronte toujours l’humain à ses démons : «C’est à force de descendre dans les enfers de la douleur que je finirai par les abolir», disait Artaud. Le premier découvreur d’Opicino, l’historien de l’art Aby Warburg (qui sombra lui-même dans la folie avant d’en sortir comme par miracle) le disait ainsi : Per monstra, ad astra. «Par les monstres, jusqu’aux étoiles».
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A LIRE : Dialectique du Monstre, de Sylvain Piron, avec une postface de Philippe Nuss. Aux éditions Zones Sensibles
ACTUALITE DU LIVRE (opicino world tour)
19 novembre 2015 : Présentation de Dialectique du monstre par son auteur, en compagnie de l’éditeur, à la librairie Ptyx, Bruxelles, à partir de 18h30
17 décembre 2015 : Rencontre avec l’auteur de Dialectique du monstre, à la librairie Mollat, Bordeaux, à 18h
NOTES
(1) Elles sont tracées «en fonction d’un axe longitudinal dont le point central fixé au sud de la botte italienne». Tirant au compas deux cercles tangents (qu’il découpe en seize sections correspondant aux principales directions d’une rose des vents), Opicino trace le réseau de ces lignes qu’on appelle «lignes de rhumbs» dans le vocabulaire nautique. Sur ce marteloir (de l’italien mar teloio, «toile de la mer»), Opicino trace ensuite le contour des côtes – à main levée – depuis la mer d’Azov jusqu’à la côte marocaine, en y incluant parfois la Scandinavie. Puis, il place les villes et les rivières avec une exactitude étonnante.
Au XIVe siècle, un obscur fonctionnaire tombe gravement malade puis – miraculeusement guéri – se met à dessiner des cartes marines d’une stupéfiante exactitude dans lesquelles se cachent des monstres, des nus et des viols…
Le 31 mars 1334 Opicino de Canistris (1296-1355) – employé comme scribe à la Cour papale d’Avignon – est victime de ce qu’il décrit comme une maladie subite, sans cause, qui le laisse «presque mort» pendant trois semaines. Son état est si désespéré qu’on lui administre l’extrême-onction. Pourtant, il ne meurt pas. A son réveil, frappé d’amnésie, il se souvient seulement d’avoir vu un jour après les vêpres «un vase dans les nuages».
Suite à sa maladie, il perd l’usage de son bras droit. Rupture d’anévrisme ? Le 15 août, il rencontre «en rêve la vierge Marie tenant son enfant». Cette vision marque le début d’une étonnante guérison : son bras droit ne lui obéit plus et se met à dessiner des «images sans aide humaine», avec une vigueur inconnue jusqu’ici. Ce bras, devenu «plus fort qu’auparavant» trace des diagrammes qu’Opicino nomme des «œuvres spirituelles». Elles sont maintenant révélées au public dans un ouvrage tout juste publié aux éditions Zones Sensibles sous le titre Dialectique du Monstre.
Œuvres spirituelles ou démoniaques ?
En 1335, Opicino se met à dessiner des cartes géographiques desquelles émergent, – si on les regarde en négatif ou à l’envers –, des formes encastrées les unes dans les autres… Il en fait jusqu’à trente versions différentes. Elles sont toutes d’une rigoureuse et remarquable précision (1). Mais dans les contours des étendues marines les figures hybrides s’intriquent au fil d’agressions en perpétuel mouvement. L’Europe est tantôt homme, tantôt femme. «Elle porte dans son ventre sanguinolent, en Lombardie», un fœtus qui «semble sur le point de naître par césarienne dans le golfe de Gênes». L’Afrique du nord est un moine. L’océan, un barbu à pattes de bouc, dont le sexe en érection éjacule sur le littoral d’Alicante. «Le poing d’un bras remontant l’Adriatique agresse les parties génitales de la femme dans la lagune vénitienne.» Ces images obsessionnelles, assorties de diagrammes complexes, recouvertes de textes en latin mêlant souvenirs d’enfance et citations de la Bible, sont réalisées dans le plus grand secret.
Un secret qui tombe dans six siècles d’oubli
Opicino écrit sur l’une d’elles : «Jusqu’à présent, cette œuvre n’a été révélée à personne, si ce n’est à certains qui ne pouvaient comprendre, tandis que je gardais le silence.» Lorsqu’il meurt, toujours muet, ses cartes sont conservées au Palais d’Avignon sous des amas de manuscrits jugés sans importance. La seule indication que l’on possède de leur existence figure dans un inventaire de la Bibliothèque apostolique du Vatican, datant de 1594, qui décrit «un livre plein de figures difficilement compréhensibles […] avec de nombreux mystères». Le «livre» est découvert cinq siècles plus tard, suscitant d’innombrables controverses : s’agit-il de l’œuvre d’un fou ou d’un mystique ?
Opicino : aliéné mental ou visionnaire ?
Carl C. Jung – dans une lettre de 1936 – suggère qu’Opicino souffrait d’une schizophrénie peu ordinaire, citant Shakespeare («Il y a de la méthode dans la folie») pour désigner ce cartographe dément qu’il compare à Hamlet. En 1952, un autre médecin de l’âme – auteur de l’ouvrage Psychanalyse de l’art– classe Opicinus dans la lignée des artistes psychotiques et, sur la base de traductions erronées, lui invente des traumatismes infantiles. C’est finalement un historien (Sylvain Piron) qui traite tout en nuances le dossier avec l’aide d’un spécialiste des psychoses (Philippe Nuss). La traduction du manuscrit, entièrement retravaillée, fait entendre la voix d’un homme dont «la souffrance psychique ne fait du moins aucun doute». L’ouvrage – illustré de 40 étonnantes reproductions – replace son œuvre dans le contexte précis du XIVe siècle et laisse l’énigme ouverte.
Pourquoi vouloir à tout prix poser un diagnostic ?
«L’activité graphique d’Opicino se déploie dans un dialogue avec l’au-delà», explique Sylvain Piron qui insiste sur le fait que, dès 12 ans, l’artiste développe un don inouï : doté d’une «conscience géographique aiguë», le petit Opicino «indique du doigt les directions» de telle ou telle ville d’Italie sans jamais se tromper. «A chacun de ses déplacements, il enregistre les mesures des trajets, comptés en pas, en milles ou en journées de marche ; il observe la différence des mesures anciennes et modernes, compare la longueur des lieues italiennes, provençales et dauphinoises. […] Son habileté à dresser un plan zénithal de sa ville natale est plus saisissante encore. La comparaison avec une photographie aérienne du centre-ville révèle une coïncidence presque parfaite avec son tracé des rues et des murailles, y compris dans l’inclinaison de 15° par rapport à l’axe est-ouest.» Opicino voit tout comme en «vue satellite».
Comment lire ses cartes ?
Outils de déplacement non pas physique mais mental, ces cartes ouvrent le monde «à toutes les trajectoires et projections possibles.» Les villes qu’Opicino relie entre elles prennent place dans un rébus d’inspiration divine qu’il s’amuse parfois à résoudre en jeux de mots ésotériques… Il voit sa «ligne de rédemption» passer par «l’immolation» (Imola) de «tous les biens» (Bologne), par «mutation» (Modène) du «régime» (Reggio) du «bouclier» (Parme), jusqu’au «décret» (Plaisance) de Dieu.» Il fait de son nom même – Canistris (déclinaison du mot latin canistra «panier tissé», «corbeille») la «racine» d’un osier qu’il faut tisser par cercles concentriques afin d’en faire le vase d’une âme enfin purifiée… Ses cartes tournent en spirale, comme des prières, incessamment répétées en direction de la vierge. C’est lui qu’il voit sur les genoux de la Madonne. C’est son visage en oraison qu’il reproduit sur le pourtour des plans tracés à l’aide de compas, accompagnés de sa confession. Il souffre et il a peur. Sa peur s’inscrit, sous la forme de monstres, au détour de chaque frontière : le monde terrestre, voué au mal, n’est qu’un fouillis de corps violentés.
Cartographie de l’inconscient ?
Pour l’historien Sylvain Piron, il y a une forme de catharsis dans cette violence qu’Opicino s’impose. Lorsqu’il dévoile «ses fantasmes les plus crus», ne tente-t-il pas de les mettre à mort ? «Je me suis souvenu d’une déclaration fulgurante d’Antonin Artaud, vers le début du premier cahier tenu à Rodez : «Je n’accepte pas l’inconscient. Je n’en veux absolument pas en moi». L’affirmation vertigineuse résonne comme une déclaration de guerre. Elle décrit le principe d’un mouvement d’expression illimitée qui caractérise effectivement ses cahiers : l’enjeu de ce travail d’écriture était bien de tout exposer, sans rien garder caché. Toutes proportions gardées, encore une fois, c’est une démarche similaire qu’engage Opicino dans ses propres papiers et cahiers, en allant bien au-delà de ce qu’exigerait la plus rigoureuse des confessions».
Citant d’autres aphorismes qui font écho aux œuvres d’Opicino «avec une terrible acuité», Sylvain Piron note que «la confession radicale» confronte toujours l’humain à ses démons : «C’est à force de descendre dans les enfers de la douleur que je finirai par les abolir», disait Artaud. Le premier découvreur d’Opicino, l’historien de l’art Aby Warburg (qui sombra lui-même dans la folie avant d’en sortir comme par miracle) le disait ainsi : Per monstra, ad astra. «Par les monstres, jusqu’aux étoiles».
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A LIRE : Dialectique du Monstre, de Sylvain Piron, avec une postface de Philippe Nuss. Aux éditions Zones Sensibles
ACTUALITE DU LIVRE (opicino world tour)
19 novembre 2015 : Présentation de Dialectique du monstre par son auteur, en compagnie de l’éditeur, à la librairie Ptyx, Bruxelles, à partir de 18h30
17 décembre 2015 : Rencontre avec l’auteur de Dialectique du monstre, à la librairie Mollat, Bordeaux, à 18h
NOTES
(1) Elles sont tracées «en fonction d’un axe longitudinal dont le point central fixé au sud de la botte italienne». Tirant au compas deux cercles tangents (qu’il découpe en seize sections correspondant aux principales directions d’une rose des vents), Opicino trace le réseau de ces lignes qu’on appelle «lignes de rhumbs» dans le vocabulaire nautique. Sur ce marteloir (de l’italien mar teloio, «toile de la mer»), Opicino trace ensuite le contour des côtes – à main levée – depuis la mer d’Azov jusqu’à la côte marocaine, en y incluant parfois la Scandinavie. Puis, il place les villes et les rivières avec une exactitude étonnante.
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