Il y a 360 ans, jour pour jour, dans la lointaine et glaciale Suède, s’éteignait René Descartes. Officiellement d’une pneumonie. Une version des faits en apparence vraisemblable : la reine Christine, qui avait attiré le philosophe à sa cour, ne l’obligeait-elle pas à lui donner des leçons dès cinq heures du matin dans une pièce très mal chauffée ? Le pauvre homme ne l’aurait tout simplement pas supporté. S’il y eut des soupçons d’empoisonnement, ils furent assez vite étouffés. Pourtant, ils étaient loin d’être sans fondement. Dans son ouvrage, « La mort mystérieuse de René Descartes » (Der rätselhafte Tod des René Descartes, non traduit en français), l’universitaire allemand Theodor Ebert soutient, preuves et documents à l’appui, la thèse de l’assassinat. Nous avions été les premiers à nous en faire l’écho en France (« Descartes a-t-il été assassiné ? »). Aujourd’hui, nous vous proposons une interview exclusive de Theodor Ebert. Il nous explique les tenants et les aboutissants de ce meurtre vieux de trois siècles et demi : qui l’a commis, comment et pour quels motifs.
Books : Quelle est la version officielle de la mort de Descartes ?
Theodor Ebert : Officiellement Descartes est mort d’une pneumonie. C’est la version rapportée par Pierre Chanut, ambassadeur de France à Stockholm, dans sa lettre à la princesse Elisabeth de Bohème du 19 février 1650, et répétée depuis dans presque tous les livres qui donnent un récit de la mort du philosophe.
Pourquoi pensez-vous que cette version est erronée ?
La version officielle ne s’accorde pas bien avec les symptômes constatés dans les rapports sur la maladie, surtout avec ce que nous trouvons dans la longue lettre (en latin) du médecin Van Wullen et dans la lettre (en néerlandais) de Henri Schluter, le valet de Descartes. Van Wullen raconte qu’en examinant l’urine de Descartes, il a vu que le philosophe était atteint de quelque chose de très grave (il emploie le mot grec deinon) et en a conclu à une mort imminente. Cela veut sans doute dire qu’il y avait du sang dans l’urine. Or, ce n’est pas là un symptôme de pneumonie. C’est en revanche un symptôme d’empoisonnement, notamment à l’arsenic. Van Wullen rapporte en outre que Descartes s’est fait préparer un émétique et qu’il l’a bu afin de provoquer un vomissement. Quelle conclusion en tirer sinon que le philosophe, qui connaissait bien la médecine de son temps, croyait avoir été empoisonné ? Par la suite, la reine Christine de Suède a obligé Van Wullen à ne pas divulguer sa lettre. Cela montre qu’elle aussi s’était aperçue que, dans cette lettre, il n’était pas question d’une pneumonie. Bien sûr, Van Wullen dit que Descartes est mort d’une pleurésie (« peripneumonia »), donc d’une maladie des poumons. Mais il est évident qu’il n’aurait pas pu parler ouvertement d’un empoisonnement (pas plus que Chanut) : cela aurait été un scandale absolu, et en ce temps-là il n’y avait aucun moyen scientifique de démontrer qu’une mort avait été causée par l’arsenic.
Êtes-vous le premier à émettre l'hypothèse d'un assassinat ?
L’hypothèse d’un assassinat a déjà été émise par Eike Pies dans son livre Der Mordfall Descartes (« L’affaire Descartes »), paru en 1996. Malheureusement, Pies a fondé sa thèse sur un seul document - la lettre de Van Wullen. Il a ignoré les autres textes qui relatent la maladie et la mort de Descartes (surtout la lettre de Schluter et les lettres de Chanut à Elisabeth). Il ne connaît aucun des documents qui existent sur François Viogué à qui il veut attribuer le meurtre. De plus, il a commis une vraie bévue en se vantant de la découverte de la lettre de Van Wullen, alors que ce document avait été publié dans l’édition des Œuvres de Descartes par Adam et Tannéry - une édition qu’il cite pourtant dans la bibliographie de son livre.[/b]
Qui était ce François Viogué, à qui vous aussi vous attribuez le meurtre du philosophe et comment aurait-il procédé ?
Viogué était aumônier à l’ambassade de France à Stockholm depuis plusieurs années et en même temps missionnaire pour les pays du Nord de la congrégation pontificale de Propaganda Fide. Il a très probablement commis ce meurtre au moyen d’une hostie empoisonnée à l’arsenic le 2 février 1650, jour de la fête de la purification de la Vierge. Adrien Baillet, à qui nous devons une grande biographie de Descartes (publiée en 1691), rapporte que le philosophe a reçu la communion de la main de Viogué ce jour-là. Il cite, pour étayer cette affirmation, un rapport d’un membre de l’ambassade français (rapport aujourd’hui perdu). De plus, il est probable que Descartes a reçu une deuxième hostie empoisonnée le 8 février, si l’on en croit Catherine Descartes, nièce du philosophe, qui rapporte en 1693, les propos d’une personne qui était à Stockholm en 1650.
Quelles auraient été les motivations de Viogué ?
Viogué connaissait les tendances catholisantes de la reine Christine. Il en avait informé ses supérieurs à Rome dès juin 1648. Il est très probable qu’il a vu en Descartes un obstacle à la conversion de la reine à la foi catholique (Christine, pourtant élevée dans le protestantisme et reine d’un pays protestant, se convertira au catholicisme après son abdication en 1654). Viogué est convaincu que la métaphysique de Descartes est incompatible avec la théologie catholique de la transsubstantiation - de la présence physique du corps du Christ dans l’hostie - et que sa métaphysique s’accorde beaucoup mieux avec l’ « hérésie » calviniste. C’est ce qui ressort clairement de ses lettres à Claude Clerselier de 1654 (lettres publiées pour la première fois en français et en traduction allemande dans mon livre). Fait significatif, Viogué n’a pas voulu donner à Descartes (après tout son pénitent !) l’extrême onction.
Viogué a-t-il agi seul ? N'était-il pas l'instrument d'une plus vaste machination, impliquant les plus hauts responsables de l'Eglise catholique ?
Je suis convaincu que Viogué a agi seul et surtout que ses supérieurs à Rome n’ont rien à voir avec son forfait. Viogué a vécu en Suède pendant tout le temps des négociations qui ont amené Descartes à Stockholm. Et, durant cette période, aucun cardinal ne s’est rendu à Stockholm (la Suède protestante était territoire ennemi pour Rome). Viogué n’a donc pas eu l’occasion de s’entretenir de vive voix de son projet avec un prélat. Discuter un tel plan avec ses supérieurs à Rome par correspondance aurait été trop dangereux (même avec le système d’écriture chiffrée dont disposait le Vatican). Il n’est même pas sûr que les cardinaux de Rome aient pris très au sérieux l’information fournie en juin 1648 par Viogué au sujet de la sympathie éprouvée par Christine pour la religion catholique. Peut-être, après tout, ce jeune moine ne voulait-il que faire son fanfaron…
Pourquoi cette thèse de l'assassinat ne s'est-elle pas imposée ?
Pour plusieurs raisons. Lorsqu’elle a été exposée pour la première fois dans le livre de Pies, à cause des fautes commises par l’auteur et de son ignorance de documents importants, elle n’a pas été prise au sérieux. En outre, pour les spécialistes français de Descartes – souvent des catholiques – l’idée qu’il ait été assassiné par un prêtre de l’Église n’a pas un grand charme… C’est probablement pour cela que Jean-Luc Marion, professeur à la Sorbonne, déclare dans Le Point que « la question, purement anecdotique, n’a aucun intérêt ». A tout cela s’ajoute que des documents importants pour l’éclaircissement de ce problème n’ont pas été publiés dans l’édition des Œuvres de Descartes par Adam et Tannery (reéditée par Costabel et al.). C’est le cas des deux textes écrits par Viogué au sujet de Descartes et publiés dans la biographie de Baillet (1691) ou de la lettre d’Isaac Vossius à Saumaise du 16 février 1650 (publiée en latin et en traduction allemande dans mon livre). D’autres textes n’avaient, quant à eux, jamais été publiés auparavant, comme les lettres de Viogué à Clerselier. Enfin, la lettre de Van Wullen n’a jamais été analysée sous l’angle médical – sauf par Pies –, et la lettre de Schluter jamais analysée du tout par qui que ce soit. Il reste à espérer qu’à l’avenir les spécialistes français de ce grand philosophe prendront plus au sérieux les documents concernant sa maladie et sa mort.
Propos recueillis par Books
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