Charmes et EnchantementsEnchanteurs par nature, les sidhe pratiquent une forme de magie particulière, le
glamour. Avant d’examiner de plus près les caractéristiques de cet art typiquement féerique, attardons-nous quelques instants sur la définition du mot lui-même... A l’origine, le terme
glamour désigne, en anglais, une forme de magie destinée à embellir la réalité : le
glamour peut ainsi donner à une poignée de feuilles mortes l’apparence d’une bourse remplie de pièces d’or, ou faire passer la plus humble des masures pour le plus majestueux des palais. Ce type de magie remplit donc une double fonction : abuser et séduire, tromper et attirer, en un mot, charmer au moyen d’artifices secrets, définition qui s’applique également au sens moderne, beaucoup plus restreint, de ce mot. On pourrait donc traduire
glamour par "charme" ou "enchantement", deux mots qui appartiennent eux aussi à ce double registre de la magie et de la séduction ; signalons également que le mot français
prestige désignait lui aussi autrefois des artifices magiques destinés à leurrer ou à fasciner.
L’étymologie du mot
glamour est encore plus tortueuse que sa définition, puisqu’il est issu du mot français...
grammaire ! Autrefois, le terme
grammaire ne désignait pas uniquement le modus operandi d’une langue, mais pouvait s’étendre à n’importe quel domaine de connaissance jugé extrêmement abstrait, complexe ou ésotérique : le mot a ainsi donné naissance à
grimoire, terme désignant un ouvrage savant empli de connaissances vaguement mystérieuses ; puis, le sens de
grimoire s’est peu à peu limité au seul champ de la magie ; c’est chargé de cette signification que le mot est passé en Grande Bretagne, après la conquête de l’Ile par les Normands francophones. Là, il s’est peu à peu déformé et son sens est progressivement passé de "livre de magie" à "magie". Dans certains vieux textes anglais parlant de magie et de féerie, on rencontre parfois des termes comme
gremayre, qui attestent de cette improbable évolution linguistique, digne des sortilèges les plus étranges de l’Autre Monde.
Il serait tentant de ne voir dans le
glamour qu’un art magique constituant à travestir l’apparence des choses, ou à créer des illusions de toutes pièces, mais cette forme de magie typiquement féerique entretient des rapports beaucoup plus subtils avec les notions de réel et d’imaginaire. Dans son acception la plus générale, le terme glamour désigne non seulement la technique magique proprement dite que la "matière première" que cette technique permet de manipuler, cette fameuse "étoffe dont sont faits les rêves" (Shakespeare,
La Tempête), cette substance qui imprègne chaque être, chaque lieu, chaque objet issu de l’Autre Monde, où tout est plus beau, plus fort, plus vif... plus vrai, serait-on tenté d’ajouter. Comme on le voit, l’art de tisser le glamour consiste moins à créer des illusions qu’à évoquer au sein de notre monde un peu de l’éclat et de la splendeur de l’Autre...
Les Fées et la FoiSi les croyances concernant les sidhe trouvent leurs racines dans le paganisme celtique, la chrétienté médiévale, loin de nier l’existence des fées, chercha souvent à les intégrer de manière plus ou moins heureuse au sein de la cosmogonie biblique. Cette démarche syncrétique, peu prisée des autorités ecclésiastiques romaines, fut en revanche une des grands caractéristiques des diverses églises celtiques, notamment au Pays de Galles, en Bretagne armoricaine, en Ecosse et, bien évidemment, en Irlande : le récit pathétique du retour d’Oisin et de son trépas témoigne ainsi de la volonté des hommes d’Irlande d’établir un passage, une transition harmonieuse entre leur nouvelle foi et les traditions de leurs ancêtres, de concilier en une seule histoire mythique le souvenir des héros et des fées de jadis, et les enseignements de la religion chrétienne.
Il est intéressant de noter qu’à partir du moment où la religion et la morale chrétiennes s’en mêlent, les frontières entre les différentes espèces d’êtres féeriques ont tendance à s’estomper et tous, qu’ils soient beaux ou laids, fascinants ou effrayants, brillants ou ténébreux, se trouvent jetés dans le même sac et frappés du même anathème : pour la plupart des gens d’église du moyen-âge, fées, elfes et autres "hafelins" (littéralement "demi-hommes") ne sont que des démons déguisés, des esprits infernaux dont le seul but est de perdre les hommes, de les éloigner de la seule vraie foi en les soumettant à diverses tentations.
Certains théologiens firent toutefois preuve d’une plus grande imagination et virent la confirmation de l’existence d’une race féerique à part dans l’allusion que fait le Livre de la Genèse aux Nephilim, ces mystérieux "faiseurs de prodiges" qui arpentaient la Terre lorsque celle-ci était encore jeune. Selon une théorie fort répandue dans les traditions celtique et germanique christianisées, les êtres féeriques seraient en fait des anges exilés sur terre par Dieu : dans la grande révolte déclenchée par Lucifer avant la Chute, ces anges n’auraient pris parti ni pour Dieu ni pour le futur souverain de l’Enfer. Dieu aurait donc banni dans le monde des hommes ces anges coupables d’être restés neutres, qui ne pouvaient décemment demeurer au Paradis, mais qui ne méritaient pas pour autant d’être jetés dans l’Abîme. Selon d’autres sources, le royaume de Féerie verserait un tribut régulier aux Puissances de l’Enfer, afin de conserver son indépendance et de rester à l’écart de la grande lutte entre les forces du Bien et du Mal. Il est intéressant de noter que, même aux yeux de ces théoriciens pourtant chrétiens, sidhe, elfes et consorts ne sont ni bons ni mauvais, mais incarnent un compromis pour le moins inhabituel dans un système de croyance et de pensée pourtant strictement codifié : le véritable caractère des fées demeure un mystère, même pour ceux qui prétendent expliciter le monde, de sa création à sa fin.
De Prestigieux AncêtresMême s’ils semblent vivre en dehors du temps, les Sidhe préservent, comme tous les peuples, la mémoire de leurs origines.
Dans la mythologie irlandaise, les Sidhe sont les descendants des Tuatha dé Danan (littéralement "la tribu ou les gens de Dana", Danu étant l’un des noms de la grande déesse- mère des Celtes), une race d’êtres divins eux-mêmes originaires des lointaines "Iles de l’Ouest", souvent identifiées avec la terre enchantée de Tir Na Nog. L’arrivée des Tuatha dé Danan en Irlande et les batailles épiques qu’ils y livrèrent contre d’autres races légendaires, comme les monstrueux géants Formoire ou la mystérieuse tribu des Fir Bolg, sont relatées dans le
Lebor Gabala (Livre des Invasions, ou des Conquêtes), qui regroupe les grands mythes fondateurs de la culture celtique irlandaise. Immortels, les Tuatha excellaient dans les arts de la guerre et de la magie et comptaient dans leurs rangs les plus grands bardes, médecins et artisans que l’Irlande ait jamais connus.
Le plus fameux d’entre eux fut certainement Lugh, le "dieu brillant". A la différence de la plupart des Tuatha, son culte s’étendait bien au-delà de l’Irlande, dans tout le monde celtique, comme le prouvent les innombrables lieux auxquels il a laissé son nom (un des plus célèbres étant la ville de Lyon, alias Lugdunum). Voici une de ses plus célèbres descriptions, tirée du Cycle d’Ulster, qui conte les exploits du héros irlandais Cuchulainn :
"
Un homme haut et bien fait. Ses cheveux sont épais et courts taillés sur sa tête, blonds et bouclés par derrière. Un manteau vert l’enveloppe. Une broche de blanc argent tient le manteau sur sa poitrine. Sur sa peau blanche, il porte une tunique de soie, digne d’un roi, entretissée d’or vermeil, et tombant aux genoux. Il a une grande épée à un seul tranchant dans un poing, un écu noir à bordures de bronze argenté, une pique à cinq barbes à l’autre poing, deux javelines fourchues au côté. C’est merveille, en vérité, de voir les tours d’adresse, de force et de prouesse qu’il fait."
Lorsqu’il l’aperçoit, le héros Cuchulainn (qui est en fait le propre fils de Lugh, mais n’a jamais eu l’occasion de le rencontrer) ne le reconnaît pas en tant qu’individu, mais l’identifie immédiatement pour ce qu’il est : un guerrier sidhe, venu de l’Autre Monde. Le héros explique ainsi à l’un de ses compagnons :
"
C’est un des miens, qui du Pays des Fées vient m’apporter aide et pitié..."
Ce passage prouve, si besoin était, qu’il n’existait pas dans l’imaginaire gaélique traditionnel de distinction clairement établie entre les dieux et les fées : ainsi Lugh est-il présenté dans le même récit à la fois comme un "dieu" et comme un "jeune guerrier du pays des Fées" : Lugh constitue le modèle idéal du peuple des Sidhe : d’une beauté prodigieuse, à la fois combattant, poète, chasseur et magicien, il est le dieu
brillant, dans tous les sens du terme.
Champion infaillible, paré de tous les dons, doté de toutes les qualités et maître de tous les arts, Lugh appartient à la catégorie des dieux et des héros solaires, ce qui n’empêche pas son mythe de receler quelques zones d’ombres... Ainsi, il est intéressant de noter que, bien qu’étant le champion de ce peuple, Lugh n’est pas un "pur" Tuatha dé Danan : sa mère, en effet, n’est autre que la fille du roi des Formoire, race ennemie des Tuatha traditionnellement rattachée à la nuit et au monde souterrain... Peut-être faut-il voir dans le double héritage de Lugh une des racines mythiques du caractère changeant souvent attribué aux Sidhe, enfants de l’ombre et de la lumière, à la fois fascinants et inquiétants, capables des plus grands prodiges, mais porteurs d’une "part étrange", inconnaissable et donc dangereuse...
Les Trésors des Tuatha dé DananEn plus de leurs prodigieux pouvoirs, les Tuatha dé Danan avaient en leur possession de puissants objets magiques : ainsi, la redoutable épée de leur roi Nuada à la Main d’Argent, la lance infaillible de Lugh ou la harpe d’or du dieu Dagda, dont la musique envoûtante pouvait provoquer la joie, le chagrin ou le sommeil... Mais le plus précieux trésor des Tuatha dé Danan était sans nul doute le chaudron d’abondance, qui permettait non seulement de nourrir une infinité de convives, mais aussi de ramener à la vie les guerriers morts au combat. De nombreux érudits ont vu dans ce chaudron de fertilité et de résurrection un archétype archaïque et païen de ce mystérieux Graal que les Chevaliers de la Table Ronde recherchèrent avec tant d’ardeur : nous verrons plus loin que cet exemple n’est pas isolé, et que de nombreux trésors mythiques originellement liés aux ancêtres des fées ont survécu dans les romans de chevalerie sous forme d’objets enchantés offerts aux valeureux héros par de belles et mystérieuses damoiselles...
Les Peuples EnnemisLes Tuatha dé Danan possédaient également de nombreux ennemis. Les trois principales races légendaires qu’ils combattirent furent les Fomoriens, les Fir Bolg et les Milésiens.
Les Fomoriens (ou Formoiré, Fomori, Fomorach etc) étaient des géants malfaisants et difformes, issus du fond des mers et des profondeurs de la terre : leur chef, le terrible Balor, pouvait foudroyer ses ennemis d’un seul regard de son oeil unique.
De l’apparence des Fir Bolg, les légendes ne disent pas grand chose : certaines sources tardives font d’eux un peuple de géants brutaux et stupides, très proches des anciens trolls des mythes scandinaves. Leur nom reste un mystère : "hommes-ventre" ou "hommes-foudre"... à moins qu’il ne s’agisse plus prosaïquement de la tribu celte des Belges, largement répandue dans les Iles Britanniques.
Quant aux Milésiens, ou Fils de Mil, les légendes font d’eux les ancêtres des Irlandais actuels. Ce sont eux, de simples mortels, qui vaincront les Tuatha et les forceront à s’exiler définitivement dans l’Autre Monde.
Des Dieux aux FéesEn cédant la place aux hommes, les Tuatha dé Danan vont perdre leur essence divine, ainsi qu’une grande partie de leur puissance magique pour devenir les
sidhe, le peuple caché des tertres, réfugié dans les profondeurs des forêts, des lacs, des collines creuses, des galeries souterraines... et de l’inconscient collectif. Comme il est inconcevable d’oublier ceux qui furent autrefois les rois du monde, les hommes continueront à respecter leur mémoire, à entretenir les lieux qui leur sont liés et à perpétuer leurs légendes.
Il est intéressant de noter que cette perte de souveraineté divine, cette acceptation du règne des simples mortels, se manifeste physiquement par une érosion de la taille supposée des êtres mythiques : décrits comme des "géants" lorsqu’ils régnaient sur le monde, les Tuatha dé Danan vont, en devenant les sidhe, être réduits à une échelle plus humaine, au propre comme au figuré. Nous nous trouvons face à un étrange processus de dégénérescence des peuples imaginaires, où le pouvoir magique, la taille physique et la place occupée dans les croyances humaines semblent n’être qu’une seule et même donnée. Ce processus va continuer durant tout le moyen-âge ainsi qu’à l’époque moderne, sous l’influence de la religion chrétienne d’abord, puis du rationalisme scientifique, qui réduisent toujours plus la place que l’homme peut accorder aux êtres féeriques dans sa vision du monde.
Peu à peu, l’héritage des sidhe s’érode, lui aussi : les terribles sortilèges de jadis se muent en simples mauvais tours, les fées deviennent des créatures fluettes ou courtaudes, et le
peuple caché va devenir le
petit peuple, sans doute parce qu’une taille de miniature paraît la seule explication rationnellement explicable au fait que les fées soient, par nature, "invisible à l’oeil humain", à l’instar des insectes : ceci explique sans doute pourquoi, dans l’imaginaire moderne, la fée "typique" sera souvent représentée dotée d’ailes de libellule ou de papillon, animaux avec lesquels le motif mythique de la fée n’avait primitivement aucun lien. Ce processus, que nous pourrions baptiser "syndrome de la fée clochette", n’est pas limité à la seule race des fées et affecte également d’autres êtres mythiques : ainsi, les trolls, que nos contemporains se représentent le plus souvent sous la forme de lutins malicieux, étaient-ils dépeints par les anciens conteurs scandinaves et germaniques comme de redoutables ogres, à la taille et à la force colossales...
La transition des Tuatha aux sidhe, puis des sidhe au petit peuple illustre en tous les cas de manière très parlante le passage du mythe à la légende, et de la légende au folklore.
L’Héritage des SidheCela dit, l’héritage mythique des Tuatha dé Danan et de leurs descendants les Sidhe n’est pas entièrement perdu, et se perpétue notamment à travers les dons fabuleux et les prodigieux exploits que la tradition celtique attribue à nombre de ses héros, à commencer par les Fiana, ces intrépides cavaliers qui accompagnèrent le légendaire héros irlandais Finn dans ses quêtes, ses chasses et ses batailles ; mais on trouve également des traces de cet
héritage sidhe dans nombre de textes rattachés à l’immense
Matière de Bretagne, c’est à dire au cycle du Roi Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde. Ainsi, le conte gallois médiéval
Kulhwch et Olwen nous présente cette étonnante description des compagnons du Roi Arthur, dépeint ici sous les traits assez archaïques d’un chef de guerre en quête d’aventures périlleuses :
"
(...) Morvan fils de Tegid - personne n’osa le toucher de son arme à la bataille de Camlan tellement il était laid, tout le monde croyait que c’était un démon venu à la rescousse, il était couvert de poils semblables à ceux d’un cerf (...) Scilti Pieds Légers, lorsqu’il marchait à bonne allure pour une mission de son seigneur, ne cherchait pas le meilleur chemin par où passer, mais s’il rencontrait des bois, il marchait sur la cime des arbres, et s’il rencontrait des collines, il marchait sur l’extrémité des roseaux, et jamais une fois dans sa vie il ne fit plier un roseau sous son pied (...) Drem fils de Dremidyt qui voyait de Kelliwig en Cornouailles (c’est à dire la pointe sud-ouest de l’Angleterre) jusqu’à Penn Blathaon chez les Pictes (c’est à dire en Ecosse) le moucheron se lever avec le soleil (...)"
Le texte évoque ensuite un guerrier capable d’enjamber les montagnes, un autre dont le pied frappant le sol provoque autant d’étincelles qu’une forge, un autre encore capable d’aspirer toute l’eau d’une baie abritant trois cents navires... Pour le lecteur moderne, ces attributs fantastiques relèvent avant tout de l’hyperbole ou de l’exagération poétique, mais il faut rappeler ici que les conteurs d’autrefois ne distinguaient pas comme nous le faisons aujourd’hui l’irrationnel du rationnel, le légendaire de l’historique, ou le réel du merveilleux : en dotant les guerriers d’Arthur de dons aussi outrageusement fantastiques, les conteurs qui perpétuèrent l’histoire de
Kuhlwch et Olwen cherchaient avant tout à ancrer leur récit dans un temps primordial, le temps du mythe, lorsque les limites entre les hommes et les dieux, ou entre ce monde et l’autre, n’étaient pas aussi nettement établies. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la suite du conte entraîne Arthur et ses guerriers au château du roi des géants, puis à la poursuite d’un monstrueux sanglier capable de ravager des royaumes entiers... autant d’aventures prodigieuses et de périples extraordinaires qui font des guerriers de Finn et des compagnons de l’Arthur gallois les dignes héritiers des héros Sidhe d’autrefois.
Cette tendance perdure dans des versions plus "romanisées" du cycle arthurien : ainsi de nombreux récits médiévaux contant les exploits des Chevaliers de la Table Ronde font-ils état de l’étonnante faculté d’un des plus prestigieux d’entre eux, Sire Gauvain, le propre neveu (ou cousin, suivant les versions) du Roi Arthur. Guerrier d’exception, Gauvain possédait une force physique extraordinaire, qui croissait puis déclinait en fonction de la course du soleil : ainsi, à midi, était-il capable de couper en deux un chevalier et sa monture, d’un seul coup d’épée... Cette dimension solaire nous ramène directement au dieu brillant Lugh, avec lequel Gauvain partage nombre d’autres caractéristiques, à commencer par une éloquence digne d’un barde et un pouvoir de séduction digne... d’un dieu. De nombreuses descriptions physiques de Gauvain lui prêtent une chevelure d’or rouge, un autre trait souvent attribué au "dieu brillant", dont le valeureux Sire Gauvain pourrait bien être un avatar médiéval. Ce caractère fondamentalement païen du personnage favorisera sans doute son éclipse au profit de héros plus tardifs comme Lancelot du Lac ou le messianique Galahad, beaucoup plus conformes aux idéaux et aux principes de la chevalerie chrétienne.
Sur la Piste des PictesLes sidhe ne sont-ils que pure légende ? Selon certains anthropologues, la tradition celtique concernant le peuple des fées, tout particulièrement sous son aspect de « petit peuple des forêts et des collines », aurait une origine tout à fait réelle, en la personne des Pictes, un peuple d’origine pré- celtique qui régnait sur la Calédonie avant que les Scots venus d’Irlande n’en fassent l’Ecosse.
Nous ignorons beaucoup de choses sur ces Pictes, à commencer par le nom qu’ils se donnaient eux- mêmes, le mot "picte" étant issu du latin "pictus", c’est à dire "homme peint" : les Pictes avaient en effet l’habitude de combattre nus, le corps couvert de peintures à vocation rituelle. En dépit d’un mode de vie apparemment très primitif (ou peut-être en vertu de ce mode de vie), les Pictes furent les seuls "barbares" à tenir tête aux légions de Rome : l’immense Mur d’Hadrien, qui marque traditionnellement la frontière entre l’Angleterre et l’Ecosse et traversait jadis l’île de Bretagne d’est en ouest, ne fut édifié que pour repousser leurs assauts dévastateurs. A cette époque, on les rencontre aussi dans des régions reculées d’Irlande, où on les connaît sous le nom de Cruithni. Les érudits qui postulent un possible rapport entre les hommes peints et le petit peuple des légendes basent leur théorie sur un certain nombre de faits et de conjectures...
Tout d’abord, il est important de préciser que les membres de ce peuple n’étaient vraisemblablement pas des Celtes, et qu’ils étaient très certainement issus d’une vague plus ancienne de peuplement de l’Europe, à l’instar des Basques, dont ils sont peut-être les lointains cousins. D’un point de vue ethnique et culturel, ils étaient donc des étrangers complets pour les Celtes comme pour les Romains. Les Pictes étaient probablement d’assez petite taille, du moins comparés aux Celtes, et avaient apparemment les cheveux sombres et la peau assez brune, autant de traits susceptibles de renforcer leur étrangeté et leur côté "sauvage" aux yeux de leurs voisins et ennemis. "Homme brun" (brown man) est d’ailleurs un titre fréquemment attribué aux esprits de la nature dans le folklore britannique.
Avant l’arrivée massive des Celtes en Grande Bretagne, les Pictes étaient manifestement présents sur toute l’île, comme semblent l’attester certaines traces archéologiques. Repoussés toujours plus au nord par le flux migratoire celte, les "hommes peints" auraient été contraints de se retirer dans les terres les plus reculées de l’île, à l’écart (et à l’abri) de ses nouveaux maîtres. Cette "perte de souveraineté" et ce grand exode "en dehors du monde" pourraient donc être à l’origine des croyances selon lesquelles les "hommes" (les Celtes) auraient succédé à l’ancien peuple ("the Old Folk", les Pictes) après avoir conquis ses terres ; celui-ci se serait ensuite retiré à la lisière du monde, dans les forêts et autres lieux sauvages...
A l’époque où la plupart des récits sur le petit peuple ou les hommes des bois semblent s’être fixés dans la mémoire celte, les Pictes vivaient retranchés dans les hautes terres de Calédonie mais aussi, de manière plus disparate, dans diverses régions particulièrement reculées et difficiles d’accès, à commencer par les forêts, qu’ils semblaient parfaitement connaître. Il en était apparemment de même pour les Cruithni d’Irlande. Rappelons que les forêts de cette époque n’ont pas grand chose à voir avec nos forêts actuelles, et constituent véritablement... un Autre Monde, plein de mystères et de périls. Un peuple capable de vivre naturellement dans cet environnement ne pouvait donc apparaître que sous des dehors étranges et vaguement inquiétants.
Chasseurs hors-pair, les Pictes étaient certainement passés maîtres dans l’art de se rendre "invisibles" lorsqu’ils étaient dans la forêt, une faculté souvent attribuée aux êtres sylvains surnaturels. On suppose également qu’ils maîtrisaient toute une variété de poisons d’origine végétale, dont ils enduisaient leurs flèches et leurs javelots : on trouverait ici l’explication de la croyance selon laquelle les traits décochés par les elfes des forêts (’elfshot’ en anglais) sont toujours mortels, quelle que soit la partie du corps touchée. Inversement, la maîtrise de remèdes issus de la nature et de préparations à base d’herbes médicinales serait à l’origine des fabuleux pouvoirs de guérison souvent attribués aux membres du petit peuple et aux fées.
Le même raisonnement peut également expliquer une des étranges faiblesses attribuées aux êtres-fées dans de nombreuses légendes : la peur du fer. Selon une tradition bien établie, les fées redoutent au plus haut point le pouvoir de ce métal, qui semble agir sur elles comme une sorte de poison mortel ; ainsi les armes d’un guerrier faé seront-elles toujours en bois, en argent ou en or, mais jamais en fer. Diverses explications d’ordre métaphysique, ésotérique ou symbolique ont été proposées, mais celle que nous fournit la "piste picte" semble aussi séduisante que logique : d’après les quelques renseignements archéologiques dont nous disposons à leur sujet, il apparaît que les Pictes ne maîtrisaient pas la métallurgie, du moins pas au point de savoir forger des épées : les armes en bronze et en fer auraient alors eu pour eux un caractère quasi-surnaturel, et leur seule vue les aurait emplis d’une crainte superstitieuse, crainte à laquelle on aurait ensuite attribué une explication arbitraire et mystérieuse...
Enfin, cette théorie permet peut-être d’expliquer pourquoi les légendes sur le Petit Peuple sont beaucoup plus vivaces dans la culture des Celtes insulaires (britanniques et irlandais) que dans celle des Celtes continentaux, dont les contacts avec ces supposés "aborigènes d’Europe" auraient été beaucoup plus réduits, voire inexistants dans la plupart des régions. Il est également troublant de constater que la croyance en un Petit Peuple détenteur d’anciens secrets magiques se retrouve chez les Scandinaves : ce Petit Peuple du Nord présente, quant à lui, de troublantes similitudes avec les Lapons, autres représentants d’une vague de peuplement antérieur… Dès lors, il est tentant de penser que la tradition relative au Petit Peuple n’est que la "mise en mythe" d’une réalité historique et ethnologique, mais cette "théorie des pygmées", ainsi que l’ont surnommée les spécialistes de l’érudition féerique, est loin de résoudre toutes les énigmes liées aux Fées et à l’Autre Monde ; elle illustre en revanche parfaitement la façon dont le réel et le légendaire peuvent parfois se confondre, et se nourrir l’un l’autre…
Les Fées et les ElfesSi la tradition celtique constitue sans aucun doute le creuset le plus riche en matière de légendes féeriques, les mythes germaniques et scandinaves nous offrent eux aussi de fantastiques récits sur les Autres Mondes et leurs étranges habitants...
Bien que le mot
fée n’appartienne pas au registre linguistique germanique ou norrois, les êtres connus dans les légendes allemandes et scandinaves sous le nom d’
elfes ressemblent beaucoup par leur nature comme par leur caractère aux sidhe celtiques, dont ils sont en quelque sorte les cousins "germains".
Si l’on en croit la plupart des dictionnaires, un elfe serait une sorte d’esprit follet aérien, ailé, de très petite taille, présentant donc la plus vive ressemblance avec les représentations traditionnelles de la Fée Clochette, compagne de Peter Pan. Or, à l’origine, les elfes des légendes germaniques et scandinaves n’étaient ni minuscules, ni ailés, et ressemblaient beaucoup plus à l’image de l’elfe telle que l’a popularisée J.R.R. Tolkien dans son
Seigneur des Anneaux : des êtres d’apparence humaine, élancés, d’une grâce surnaturelle et d’une beauté enchanteresse, vivant en harmonie avec la nature. Le motif de l’elfe a donc subi le même processus de dégénérescence que celui du sidhe, passant d’un peuple d’êtres quasi-divins, incarnations des puissances de la nature, à une espèce de créatures miniatures frivoles, reléguées au monde des histoires pour enfants...
Mais revenons au mot
alf (elfe). Selon toute vraisemblance, ce terme serait à rapprocher de la racine indo-européenne
albh, qui correspond à l’idée de blancheur et de brillance (que l’on retrouve, par exemple, dans des mots comme
albinos, albatros ou
aube), une notion qui nous ramène directement aux sidhe celtiques, souvent désignés sous le terme de "cour brillante" ("shining host"). Plus étonnant encore, certaines légendes nordiques mentionnent des "elfes sombres" ou des "elfes noirs" (
svartalf), véritables pendants des
unseelie gaéliques. Dans les deux cas, les "sombres" ne se déterminent que par opposition aux "brillants", qui constituent en quelque sorte la "norme" puisqu’ils continuent à être désignés par le nom générique de l’espèce : ainsi, les
unseelie sont-ils littéralement des "non-sidhe", des "infaés", et les
svartalf des "noirs-brillants".
A Chaque Peuple son MondeDans les mythologies germanique et scandinave, l’Homme partage la possession de l’univers avec plusieurs races d’êtres mythiques, à commencer par les dieux, répartis en deux tribus bien distinctes : les Ases (d’où sont issus les divinités les plus connues, comme Odin/Wotan ou Thor/Donar) et les Vanes (lignée plus ancienne de dieux déchus, vaincus par les précédents mais toujours détenteurs de précieux secrets et de puissants sortilèges).
Les principaux peuples surnaturels sont les Géants, les Trolls, les Nains et les Elfes. Chaque espèce habite un monde qui lui est propre : Asgard pour les Ases, Vanaheim pour les Vanes, Jotunheim pour les Géants, Niflheim pour les Nains, Alfheim pour les Elfes...
Quant au monde des hommes, il se nomme Midgard ("la terre du milieu") : tous ces différents mondes sont organisés autour du grand Arbre Yggdrasil, véritable
axis mundi garant de l’équilibre cosmique. A première vue, nous nous trouvons donc en présence d’une mythologie organisée, apparemment plus structurée que le grand chaos brumeux des mythes celtes... à première vue seulement, car, en ce qui concerne les Elfes et les autres races surnaturelles "mineures", les légendes germaniques présentent- elles aussi leur lot de mystères et de contradictions...
Les Puissances de la NatureLes elfes nordiques sont étroitement liés au dieu Freyr et à la déesse Freya, deux divinités sur lesquelles il convient de s’arrêter quelques instants, l’examen de leur caractère et de leurs attributions respectives constituant probablement le meilleur résumé des spécificités primordiales du peuple elfique.
Tout d’abord, il est important de noter que Freyr et Freya ne sont pas mari et femme, mais frère et sœur, comme le montrent leurs noms presque identiques : il n’est donc pas interdit de penser que Freyr et Freya représentent les deux moitiés, l’une mâle et l’autre femelle, du même principe mythique, principe qui serait inévitablement lié à l’essence même du peuple des elfes.
Or, Freyr et Freya n’appartiennent pas à la tribu dominante des dieux, celle des Ases, traditionnellement liés au ciel, à la guerre et à la force, mais à la race des dieux vaincus, celle des Vanes, que les mythes associent étroitement à la terre, à la nature et à la magie, à l’instar des Tuatha dé Danan : elfes nordiques et sidhe celtiques occupent donc bel et bien la même niche mythologique au sein de leurs traditions respectives.
L’examen des attributs spécifiques de chacune des deux divinités confirme ce parallélisme. Freyr, lié au soleil et à la fertilité, était souvent surnommé "le brillant", comme Lugh ; Freya, elle, était la déesse ambivalente de l’amour et du désir, régnant sur les sentiments les plus nobles comme sur les passions les plus folles : on retrouve ici l’idée d’êtres ni bons ni mauvais, mais reflétant par leur tempérament variable ou cyclique le caractère changeant et capricieux de la Nature, dont ils sont la vivante incarnation.
Les Brumes de l’HistoireCet aspect d’êtres primordiaux, quasi-divins, liés à la lumière et à la fécondité, les elfes vont peu à peu le perdre, en grande partie à cause de l’influence croissante de la foi chrétienne, qui tend à mettre dans le même sac tous les êtres issus des mythes païens afin de mieux les expulser de la conscience collective, mais aussi à cause de l’inévitable dilution de toute tradition. Alors qu’à l’origine, les termes Elfes, Nains et Trolls désignaient des races bien distinctes, avec leurs attributions, leurs pouvoirs et leur caractère spécifiques, ces termes eurent tendance à se confondre au fil des siècles, dans la tradition populaire comme dans les écrits des chroniqueurs, donnant souvent lieu à moult contradictions et incohérences.
Peu à peu, les limites entre les différents peuples surnaturels devinrent de plus en plus floues, certains caractères propres à telle ou telle race furent attribués à une autre, ou simplement perdus pour la mémoire des hommes. On retiendra, par exemple, le cas du forgeron Wieland (aussi connu sous les noms de Weland, Wayland, Völund ou Galan, suivant les régions), sorte de Vulcain germanique, qu’on dit issu du peuple des Elfes, mais qui maîtrise tous les secrets de l’art de la forge, domaine traditionnellement attribué, sinon réservé, aux Nains... et dont l’apparence et la force physiques le rapprochent nettement du Géant.
Lorsque des termes d’origine germanique comme
zwerc (nain) ou
alf (elfe) rencontrèrent leurs homologues celtiques ou romans, la confusion atteignit son comble, donnant parfois naissance à d’étranges divergences : ainsi, le Nain Alberich, le voleur fourbe de la légende des
Nibelungen et le noble et juste Auberon, le "petit roi de Féerie", aussi appelé "roi des elfes", étaient-ils vraisemblablement à l’origine un seul et même personnage, comme l’atteste la parenté manifeste de leurs noms respectifs. L’usage du latin comme langue de transcription savante, loin d’unifier toutes ses disparités, ne fera que renforcer cette confusion, et l’on verra, peu à peu, les elfes confondus avec les nymphes ou les faunes, les nains mélangés avec les lutins et les larves, ou le même terme traduit tantôt par "géant", tantôt par "héros"...
C’est donc à partir d’influences culturelles multiples, soumises aux accidents de la tradition populaire autant qu’aux confusions des transcriptions savantes, que se structure peu à peu l’image de la fée des contes et des légendes médiévales. En quittant les Ages Sombres pour entrer dans le Moyen Age, la fée va devoir s’adapter aux schémas culturels du monde roman, que dominent la foi chrétienne et, déjà, la recherche d’une certaine rationalité, héritée des écrits d’Aristote : elle va ainsi survivre, et s’imposer peu à peu comme une des figures dominantes de l’imaginaire occidental.
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