On leur attribue certaines disparitions en mer. Les hallucinations auraient coûté la vie à des navigateurs qui, se croyant arrivés à bon port, ont enjambé le bastingage...
Perte de lucidité, perte de repère, la privation de sommeil peut jouer des tours. Confinant ses victimes à des états qui s'apparentent à la prise de certaines substances. "Lucy in the Sky with Diamonds", pourrait chanter Jean Le Cam, qui a eu, un jour, la visite d'éléphants roses à bord de son voilier. Le skipper breton, comme la plupart des marins solitaires, a connu cet état de rêve éveillé qui peut faire perdre la raison.
Joint en mer, Jean Le Cam sourit à l'évocation des hallucinations : "Parfois, tu te mets dans des états de fatigue hors du commun. Sur le Vendée Globe, il faut éviter d'en arriver là, sinon ça peut devenir dangereux. Mais en 2004, on est allé jusqu'au bout du bout. Je n'arrivais plus à dormir tellement j'étais fatigué." Et de raconter la fois où il a cru voir sa sœur à bord. "Je l'ai serrée dans mes bras et quand je me suis réveillé, je me suis rendu compte que c'était une voile. Ça passe par des trucs irréels. Mais quand tu commences à te dire qu'il y a d'autres gens avec toi, c'est que ça commence sérieusement à briller. Alors, tu vas te coucher si tu peux. Souvent, ce n'est pas le moment, mais il faut essayer de trouver des créneaux pour te reposer, sinon ça peut partir en vrille. Là, depuis le départ de ce tour du monde, on ne dort pas beaucoup. Pour ma part, quatre heures par jour, c'est un maximum."
Au bout de son téléphone satellite, Bernard Stamm puise lui aussi dans sa boîte à souvenirs pour nous conter sa plus jolie hallucination : "Sur ce Vendée Globe, je n'en ai pas eu. Si tu en as, c'est que tu es en déficit de sommeil grave. On essaie d'éviter de se mettre dans ces états-là. Mais ça peut arriver. Pendant Around Alone [tour du monde en solitaire avec escales], j'ai eu peur d'un de mes cirés. J'ai cru qu'une personne était montée à bord. Mon cerveau a mis long à se connecter, et j'ai eu le temps de vraiment flipper jusqu'à ce que je réalise que c'était mon ciré, et pas quelqu'un, qui en voulait à mon petit corps de rêve."
Lorsqu'il barre de longues heures, le Vaudois voit parfois la mer monter. "Je la vois vraiment en pente et ça me gonfle parce que, du coup, ça ne va pas vite. C'est comme si je gravissais une montagne. C'est moins escarpé que le Cervin, mais ça 'côte'." Bernard Stamm évoque encore ce qu'il appelle "l'ivresse du sommeil". "Tu ne sais plus trop quel est ton environnement. Une fois, je croyais que j'étais en ville alors que j'étais sur mon bateau. C'est dangereux, car les connexions ne sont pas branchées et tu es susceptible de faire n'importe quoi ; les décisions que tu prends peuvent être le fruit de je ne sais quelle réflexion."
Michel Desjoyeaux, double vainqueur du Vendée Globe, se souvient que Roland Jourdain avait pris la boule de son compas pour une tête de singe ensanglantée qui voulait le bouffer : "A la place des petites barrettes blanches entre les repères, il voyait des dents. Il a aussi eu une vache à bord", raconte "Mich' Dej'". Les visions animalières en mer semblent récurrentes. Dominique Wavre a eu droit à une visite féline : "J'avais une panne électrique générale et des petites loupiotes vertes pour éclairer les compas. Ça faisait comme les yeux d'un chat. J'étais persuadé qu'il se frottait à mes jambes et me réclamait à manger. Et le matin, j'ai retrouvé mon sandwich émietté au fond du cockpit, parce que je lui avais donné à manger. Il m'est aussi arrivé de me retrouver dans les prés au milieu des vaches", raconte le Genevois.
"Mais le grand classique, c'est l'équipier à l'avant du bateau dont tu vois la main – alors qu'en réalité c'est un bout de voile – et que tu engueules en lui disant qu'il est mal placé." Il y a aussi l'équipier à qui on confie la barre pour aller se reposer. C'est arrivé à Michel Desjoyeaux : "C'était sur la Solitaire du Figaro. Ça faisait quatre jours qu'on était parti, dans du petit temps avec beaucoup de sollicitations, car, même si ce n'est pas très physique, tu es très concentré. On était dans le canal Saint-Jean, entre la mer Celtique et celle d'Irlande. Je venais de jeter l'ancre à cause des courants contraires, lorsque je me suis retrouvé à bord avec Vincent Riou qui, en réalité, était sur un bateau concurrent. Et je me souviens de lui avoir dit : 'Vincent, on fait des quarts, je vais me coucher, tu me réveilles quand le vent se lève et qu'il faut repartir.' Du coup, je suis allé dormir, et quand je me suis réveillé au bout de deux heures, je me suis traité de tous les noms."
Celui que le milieu surnomme "le professeur" analyse : "Ce que j'ai compris, c'est que quand tu as des hallucinations, cela signifie que tu es allé trop loin dans ta dette de sommeil. Si tu en es là, c'est que tu as perdu ta lucidité, et que tu n'as plus la capacité de te rendre compte que ce n'est pas la vraie vie. Une hallucination est quelque chose qui ne t'arrive pas physiquement, mais dans ta tête. C'est la même chose qu'un rêve, sauf que tu es encore éveillé et complètement idiot. En tous les cas, c'est la perception que j'en ai. Donc, ça veut dire que tu as dépassé les bornes. Tant que ce sont des hallucinations comme celle que j'ai eue, ce n'est pas trop grave. Tu vas te coucher et le sommeil te permet de retrouver tes esprits et de réagir à nouveau. Ce qui serait casse-gueule, c'est vouloir descendre du bateau en pensant qu'il y a le ponton à côté. Je me souviens qu'un concurrent de la Solitaire du Figaro, dont je tairais le nom, avait appelé ses camarades à la VHF en disant : 'Mais enfin, il n'y a pas les pare-battages, je ne peux pas me mettre à quai.' Alors qu'on était en mer, au milieu du golfe de Gascogne..."
L'histoire raconte que le navigateur en question est descendu de son bateau. Il était heureusement attaché. Cette anecdote est celle qui a le plus impressionné Damien Davenne, chronobiologiste et spécialiste du sommeil à l'université STAPS de Caen : "J'ai entendu ce genre d'histoires chez deux ou trois personnes. On pense, d'ailleurs, que des marins ont disparu en mer à cause de ça. Concrètement, certains m'ont raconté avoir rêvé qu'ils étaient arrivés, qu'ils descendaient du bateau avec la foule autour d'eux, alors qu'ils étaient en pleine hallucination. Dans ces cas-là, il n'y a plus de frontière entre le rêve et la réalité."
Ce phénomène est plus fréquent sur une épreuve comme la Solitaire du Figaro, composée d'étapes de trois ou quatre jours, que sur un tour du monde de trois mois où le marin s'impose un rythme de sommeil. "Sur le Vendée Globe, je n'ai jamais été fatigué au point d'avoir des hallucinations, précise Dominique Wavre. Ce serait très dangereux, car tu n'es plus lucide et tu entres dans un état très désorientant qui peut te pousser au somnambulisme. Lorsque je commence à ressentir les signes de ce phénomène, je me réfugie à l'intérieur et, d'une manière ou d'une autre, je vais dormir dix minutes."
Le professeur Davenne a animé des stages sur la privation de sommeil au centre d'entraînement à la course au large de Port-la-Forêt, dans le Finistère. "Quand ils évoquent leurs hallucinations, les marins rapportent tous des conversations qu'ils ont eues, raconte-t-il. Des choses qu'on retrouve dans les descriptions que font les gens qui ont pris de la drogue, notamment du LSD. Des dissociations, des perceptions tronquées, l'impression de vivre ailleurs des moments très particuliers. Par exemple, le fait d'avoir la sensation de recevoir des copains et de servir l'apéro comme s'ils étaient chez eux."
La frontière entre le rêve éveillé et celui du sommeil paradoxal est très mince. "On sort très facilement du rêve par un réveil le matin, mais lorsqu'on s'oblige à rester éveillé, le rêve peut devenir très intrusif. C'est ce qu'on appelle l'hallucination, poursuit Damien Davenne. C'est du rêve éveillé qui se transforme en réalité pour celui qui est privé de sommeil. La distinction entre réalité et illusion est ténue. Elle est bien organisée si l'on dort normalement, car tout est fait pour protéger l'individu de ses rêves. Mais si on s'empêche de dormir, le rêve, indispensable à la vie, envahit tout, aussi bien le sommeil paradoxal que le sommeil profond."
C'est comme ça qu'Yvan Ravussin, lors d'une Transat Jacques Vabre, ne parvenait pas à réveiller son frère Stève. "Je lui tapais sur l'épaule mais il était dans un sommeil profond et rêvait qu'on avait chaviré et que quelqu'un tapait contre la coque retournée du bateau." Damien Davenne rappelle le caractère vital du sommeil. "Il s'organise autour d'une rythmicité circadienne. L'être humain doit consacrer entre un quart et un tiers de son temps à récupérer de la vie active. Si on se prive de cette récupération, le système ne fonctionne plus. Le sommeil est là, à la fois pour récupérer et pour préparer l'éveil suivant. Il a une vraie fonction, comme celle permettant la régénération des cellules. Pendant le sommeil, le cerveau va trier ce qui est bon et pas bon, et ne garder que ce qui est nécessaire à la survie. En cas d'absence de sommeil, l'organisme s'intoxique. Notamment le cerveau. Et cette intoxication oblige l'organisme à s'arrêter à un moment ou à un autre. Ce qu'on admire chez les marins, ce n'est pas leur capacité à se priver de sommeil, mais leur capacité à récupérer au moment où il faut."
D'où la nécessité, pour les marins solitaires, de bien se connaître. C'est le message distillé par le professeur Davenne à Port-la-Forêt : "Comme c'est génétiquement déterminé, chacun a un besoin qui lui est propre. J'ai essayé de leur faire comprendre que la survie passe par le sommeil, que s'il est bien géré, il n'est pas un handicap à la victoire, bien au contraire. Sur un Vendée Globe, ceux qui gagnent sont ceux qui gèrent très bien leur sommeil. Michel Desjoyeaux le dit, là où il a été le plus à l'aise, c'est quand il a le plus dormi."
Isabelle Musy
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