D'où vient le besoin de croire ?M. Bateson raccorde ce résultat avec un des aspects de la religion. C’est à partir d’un mécanisme de ce genre (« attention, on te regarde de là-haut ! ») que les religions cherchent à imposer leurs codes de bonne conduite. C’est l’effet « père Noël » en quelque sorte.
Depuis quelques années, des chercheurs ont entrepris d’aller fouiller dans les méandres du cerveau pour y déceler des mécanismes mentaux archaïques qui pousseraient à croire à l’existence des dieux.
La scène se passe à l’université de Newcastle, dans une petite salle où thé et café sont mis à la libre disposition de chacun. Un petit panneau indique simplement qu’il faut payer 30 cents pour un thé, 50 pour un café. Melissa Bateson a réalisé ce test simple : placer au-dessus de ce panneau un poster représentant deux grands yeux ouverts. Résultat : les buveurs de thé se sentent observés et ils laissent de l’argent deux fois et demi plus souvent que lorsque le poster représente un bouquet de fleurs !
La conclusion de M. Bateson est simple : il existe une tendance forte à se comporter de façon plus morale quand on se sent observé. Même si les personnes savent bien que ces yeux ne sont que du papier et de l’encre, quelque part en eux, un mécanisme a été déclenché : ils se sentent mal à l’aise s’ils partent sans payer.
L’émergence de la neurothéologieDepuis quelques années se mènent des recherches destinées à montrer que le cerveau humain serait « programmé pour croire ». C’est ainsi qu’est née la neurothéologie au milieu des années 1990. Andrew Newberg, de l’université de Pennsylvanie, est l’un des pionniers du domaine (1). Ce chercheur a eu l’idée de scanner le cerveau de personnes en train de pratiquer la méditation transcendantale. L’imagerie cérébrale montre que l’extase mystique est associée à une chute d’activité d’une zone précise du cortex pariétal. Or cette zone est justement l’aire cérébrale responsable de l’orientation dans l’espace. L’inhibition de cette aire entraîne donc un sentiment d’indifférenciation entre le soi et le non-soi. De là à penser que l’on avait découvert le « centre cérébral de la religion », au même titre qu’il existe un centre du plaisir ou du langage, le pas fut vite franchi. Cependant, les choses ne sont pas si simples. Tout d’abord, des expérimentations similaires ont été faites sur des sœurs carmélites en train de méditer. Les résultats contredisent les expériences précédentes : « L’expérience mystique mobilise plusieurs régions du cerveau et non un centre unique », affirme Mario Beauregard, de l’université de Montréal (2).
De surcroît, le fait que des zones cérébrales soient activées lors d’expériences mystiques ne signifie en rien que le cerveau soit programmé pour croire. Si on joue du saxophone ou lit un album de Tintin, des centres cérébraux vont être activés quelque part dans le cerveau ; mais cela ne signifie nullement que jouer du saxophone ou lire une BD soit « programmé » ou qu’il existe des centres spécialement dévolus à ces activités. De plus, les mystiques sont des marginaux parmi les croyants. Même si la transe mystique correspond bien à un état de conscience spécifique, cela ne suffirait à expliquer les croyances ordinaires.
Pour l’anthropologue David Sloan Wilson, il faut chercher des racines psychologiques de la religion dans une autre direction. La tendance irrépressible des humains à se coaliser autour de divinités correspond à un comportement sélectionné par l’évolution dans un but adaptatif. Dans Darwin’s Cathedral (3), cet auteur considère la religion comme un mécanisme de « sélection de groupeυ », c’est-à-dire comme un comportement sélectionné au cours de l’évolution pour favoriser la coopération entre individus et rendre le groupe plus viable. Comparant plusieurs religions de par le monde – du calvinisme au judaïsme, du christianisme des origines aux cultes traditionnels de Bali –, il en déduit que plus les communautés – et davantage les communautés que les systèmes religieux – encouragent les valeurs communes, la fraternité, les comportements moraux, plus grande est la chance de survie de la communauté. Le comportement religieux serait donc un mécanisme de survie de groupe, au même titre que les comportements parentaux ou la défense du territoire.
Cependant, la théorie de D.S. Wilson n’explique pas pourquoi il faudrait passer par des croyances et des rites si bizarres – l’existence d’esprits invisibles, de mythologies souvent abracadabrantes, des rituels, prières et messes collectives – afin de créer de la solidarité. Après tout, des comportements « moraux » ont été programmés chez d’autres espèces animales par des mécanismes plus simples et directs : l’attachement, l’instinct maternel, l’altruisme, la peur, la hiérarchie.
Pour comprendre comment les humains en sont venus à croire à l’existence d’entités invisibles auxquelles ils vouent un culte, les psychologues évolutionnistes avancent une autre hypothèse. Selon le psychologue Paul Bloom, la croyance en l’existence des « âmes » est un fait universel, qui apparaît très tôt dans l’enfance. Cette croyance est un dérivé accidentel d’un mécanisme simple : nous nous percevons nous-mêmes comme des êtres dotés d’un esprit – c’est-à-dire d’une volonté, de désirs, de pensées – indépendants de notre corps. Et nous attribuons volontiers à d’autres humains ces mêmes caractères (4). Il est donc naturel de transposer à d’autres humains ces caractéristiques, mais aussi à des animaux ou des forces invisibles. Penser que le Soleil, le tonnerre, les étoiles sont des êtres vivants animés d’une volonté propre est une croyance spontanée des enfants. Deborah Keleman s’appuie sur ce constat de P. Bloom (que Jean Piaget avait fait bien avant lui avec son « animisme infantile ») pour soutenir que les enfants sont spontanément « théistes » (5).
Les croyances religieuses s’expliqueraient donc comme le sous-produit d’un mécanisme mental courant (6). De même, quand il nous arrive malheur (une maladie, un échec), ce mécanisme causal nous fait attribuer ce qui nous arrive à une volonté extérieure. Ce serait aussi une tendance spontanée que de se tourner vers cette cause invisible pour lui demander de l’aide ou de demander pardon lorsque l’on souffre. A la cause naturelle, on superpose une cause surnaturelle. Sur ce point, la psychologie évolutionniste rejoint une hypothèse avancée par Sigmund Freud. Dans L’Avenir d’une illusion, l’inventeur de la psychanalyse ramène le besoin de croire à une régression psychologique de l’adulte vers les émotions de l’enfance. La soumission des hommes vis-à-vis de Dieu est comparable à l’attitude du petit enfant vis-à-vis de ses parents. Face aux épreuves de la vie, il se sent démuni et en appelle à une figure paternelle idéale, censée lui apporter soutien et affection.
La neurothéologie ou la psychologie évolutionniste prennent le relais d’une longue suite d’hypothèses sur le « besoin de croire ». A partir du xixe siècle, on a expliqué les croyances tour à tour par l’émerveillement ou la crainte des hommes devant les puissances de la nature, par l’angoisse face à la mort, l’espoir en un monde meilleur, la consolation par rapport aux souffrances de la vie (7).
Le psychologue américain William James soutenait quant à lui qu’on ne pouvait réduire le sentiment religieux à une expérience unique. Dans son livre La Variété des expériences religieuses (1902), il s’appuie sur de nombreux témoignages de croyants pour montrer que le rapport à Dieu n’est pas le même pour tous. Le mystique, en quête d’absolu, noue une relation avec le sacré qui n’est pas la même que celle de celui qui recherche un réconfort moral, ou encore de celui qui est en demande de valeurs et de modèles de conduite. Et ceux-là se distinguent aussi du bigot, dont la croyance relève du simple dogme.
La force d’attraction du religieuxOn retrouve dans les religions d’aujourd’hui tout un spectre d’attitudes. Les « religions de guérison » – de l’évangélisme au Bwiti – connaissent aujourd’hui un fort regain (8. Dans les prisons, la conversion à l’islam apporte un cadre moral à des individus à la dérive (9). Le bouddhisme occidental offre un schéma de pensée et de médiation pour nombre d’individus en quête d’épanouissement personnel. Pour d’autres encore, la religion permet de nouer des liens avec une communauté : c’est aussi l’une des raisons du succès des cultes charismatiques contemporains.
D’autres enfin adhèrent à un prophétisme politico-religieux en mettant leurs espoirs dans le changement de la société. C’est peut-être l’une des recettes principale de ce succès : la force d’attraction ne se réduit pas à un insaisissable « sentiment religieux », mais s’étend à toute une gamme d’émotions et de représentations mentales capables de capter de nombreux esprits aux attentes diverses.
Jean-François Dortier
NOTES
1- A. Newberg, E. d’Aquili et V. Rause, Pourquoi « Dieu » ne disparaîtra pas. Quand la science explique la religion, Sully, 2003
2- M. Beauregard et V. Paquette, « Neural correlates of a mystical experience in carmelite nuns », Neuroscience Letters, n° 405, 2006.
3- D.S. Wilson, Darwin's Cathedral: Evolution, religion, and the nature of Society, University of Chicago Press, 2002.
4- P. Bloom, « Is God an accident? », The Atlantic, décembre 2005.
5- D. Keleman, « Are children intuitive theist? », Psychological science, vol. XV, n° 5, 2004.
6- P. Boyer, Et l’homme créa les dieux, 2001, rééd. Gallimard, 2003 ; S. Atran, In God we Trust, Oxford University Press, 2002.
7- J.-F. Dortier, « Pourquoi croit-on en Dieu ? », Sciences Humaines, n° 172, juin 2006.
8- « La montée en puissance des cultes de guérison. Entretien avec André M. Corten », in J.-F. Dortier et L. Testot (dir.), La Religion. Unité et diversité, Éditions Sciences Humaines, 2005.
9- F. Khosrokhavar, L’Islam des prisons, Balland, 2005.
Mot-clé
Sélection de groupe
Un débat existe au sein du darwinisme pour savoir si la sélection naturelle fait porter ses effets sur les individus (en sélectionnant leurs traits avantageux) ou sur le groupe. L’idée d’une « sélection de groupe », bien que rejetée par un grand nombre de spécialistes depuis les années 1960, retrouve aujourd’hui des défenseurs, pour lesquels un caractère peut se développer s’il avantage le groupe plutôt que l’individu isolé.
(Source : cahier Sciences Humaines)
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