Sous la montagne, le calme semble revenu au Laboratoire national du Gran Sasso (Italie). Son expérience la plus grosse, Opera, a retrouvé de la sérénité. Au pied de ses dix mètres de haut, une lumière clignote, indiquant que le champ magnétique est en marche. Le long de ses flancs de trente mètres, un robot automatique plonge ses bras dans les entrailles d'acier, de plomb et de plastique pour en extraire des plaques photographiques sur lesquelles, peut-être, des particules étranges auront laissé une trace.
Au fond du tunnel, sans qu'on les voie, des milliards de neutrinos, des particules quasiment sans masse, bombardent Opera depuis un laboratoire en Suisse, le CERN, distant de 732 kilomètres. Le 23 septembre 2011, ce sont eux qui ont bien failli faire imploser la collaboration de plus de 150 chercheurs italiens, français, japonais essentiellement. Ce jour-là, par un communiqué et par un exposé scientifique au CERN, Opera avait indiqué avoir détecté des neutrinos plus rapides que la lumière. Ces bolides étaient même arrivés 60 milliardièmes de seconde plus tôt que prévu. Ou, à cette vitesse, quelque 20 mètres devant la plus rapide des particules connues dans le vide, le photon.
Le résultat contredit l'état des connaissances, la relativité d'Einstein. Le retentissement est planétaire. Cinq mois plus tard, le 23 février, Opera annonce que deux erreurs dans l'expérience annulent l'effet révolutionnaire. Que s'est-il passé dans le tunnel ? De la science bancale ou de la science normale ? La réponse mêle étroitement arguments scientifiques et considérations psychologiques.
Opera n'a pas été construite dans le but de chronométrer les particules. Lorsqu'elle naît, en 1997, dans la tête d'Antonio Ereditato, Paolo Strolin et Kimio Niwa, les physiciens veulent prouver que les neutrinos sont transformistes. C'est-à-dire que sur leur chemin depuis la Suisse, une partie des "neutrinos muon" se métamorphosent en "neutrinos tau". Un tel phénomène est unique pour des particules élémentaires, et comprendre ses détails permet de plonger au coeur des secrets de la matière.
Il sera effectivement observé en 1998 au Japon, puis en 2001 au Canada pour des neutrinos en provenance du Soleil, qui appartiennent à une troisième famille, celle des "électrons". En toute rigueur, il faut donc vérifier pour tous les cas d'espèce. Dans cette quête, Opera est accompagnée de Minos, aux Etats-Unis, et de K2K, au Japon, lancées avec la même ambition. Opera est cependant la seule à pouvoir voir apparaître directement sur ses plaques photographiques un neutrino transformé. Les autres constatent un déficit des neutrinos originaux.
La mesure de vitesse est un sous-produit de cette idée, lancée comme un défi scientifique. Dario Autiero, du CNRS à l'Institut de physique nucléaire de Lyon, a la charge de cette partie de l'expérience à partir du milieu des années 2000. En 2008, il embauche Giulia Brunetti pour une thèse sur le sujet. "C'était un travail passionnant et difficile, dit-elle, car il fallait acquérir des connaissances dans des domaines différents : la synchronisation des horloges entre Suisse et Italie, la géodésie pour connaître la distance entre les deux sites, l'analyse de tous ces signaux..."
Une multidisciplinarité qui conduira Dario Autiero à monter une sorte de dream team d'une vingtaine de personnes, pour la plupart hors de la collaboration elle-même. "C'était enthousiasmant à réaliser car cela posait une bonne question de physique", se souvient Javier Serrano, du CERN. "Je n'ai jamais fait un travail aussi difficile dans un temps aussi court. On a pu montrer comment une vieille science, la géodésie, peut encore être utile pour pousser aux limites de la connaissance", indique Mattia Crespi, professeur à l'université de Rome.
"Les Américains de Minos, en 2007, avaient obtenu un premier résultat. On voulait faire dix fois mieux, explique Dario Autiero. Nous n'avions pas de préjugés sur la mesure. On voulait juste pousser la technologie à ses limites. Le fait d'améliorer des techniques est un aspect noble de cette activité. J'ai eu la chance de trouver des gens aussi passionnés que moi par ce défi, certes assez ingrat." De fait, les précisions obtenues sont remarquables : 20 centimètres sur 732 kilomètres de distance et moins de dix nanosecondes d'écart entre les horloges du CERN et d'Opera, alors que les expériences habituelles se contentent de dix ou cent fois moins. Tout était donc en place pour obtenir ce qu'on appelle un "résultat négatif", c'est-à-dire un résultat qui pousse aux limites une théorie mais qui la confirme. Le genre d'articles qui fleurissent dans la littérature scientifique et ont peu d'échos. Pas cette fois.
En mars 2011, Dario Autiero et Giulia Brunetti découvrent le résultat en ouvrant leur "boîte noire" - entendre la technique utilisée par les physiciens pour éviter les biais, équivalente des tests en aveugle de la recherche biomédicale. Les chercheurs estiment les incertitudes de leurs instruments et de leurs protocoles sans voir les données. Ce n'est qu'après ce travail qu'ils font tourner leurs ordinateurs sur les vraies données. Surprise, les neutrinos vont plus vite que la lumière ! "Je n'en ai pas dormi de la nuit. Et j'ai vite compris que ça allait m'attirer des ennuis", se souvient Dario Autiero.
Il ne croyait pas si bien dire. Quoi que révolutionnaire a priori, l'idée de particules supraluminiques n'est pas totalement absurde puisque des théoriciens ont, bien avant Opera, envisagé de tels scénarios. La communauté sait aussi que tout modèle a des limites, et elle guette les failles qui ouvriront de nouveaux champs d'investigation. Les esprits sont prêts à s'agiter.
Rapidement, les responsables des différents laboratoires sont prévenus. A la tête d'Opera, Antonio Ereditato décide de constituer un groupe de travail, ou "task force", pour vérifier le travail : "C'était une procédure habituelle. La différence est que j'ai demandé un peu plus de confidentialité qu'à l'accoutumée." La vingtaine de personnes, dont des parties prenantes de la dream team, se met au travail dès avril.
Le 20 mai, Giulia Brunetti soutient sa thèse à Bologne, avec une stricte condition de confidentialité. Le jury n'est pas ébranlé par le résultat, présenté comme préliminaire. Il juge, avec la meilleure appréciation, seulement la méthode.
A l'été, la pression monte. "On n'est jamais à l'abri d'avoir fait une erreur. Mais à la fin de l'été on savait qu'on ne pourrait pas mieux vérifier de notre côté", explique Javier Serrano. Beaucoup dans la task force annulent leurs vacances. La mesure résiste. Une entreprise allemande, spécialiste des GPS, est mobilisée. Mattia Crespi revient vérifier les distances. Rien à signaler.
Début septembre, à Bologne, la collaboration, qui ignore les détails de l'anomalie, mais en connaît la substance, se réunit pour quatre jours d'exposés et de discussions. "On a tout expliqué, négocié ligne à ligne chaque mot d'un article que nous voulions soumettre", se souvient Dario Autiero. "Je n'arrêtais pas d'échanger par mails avec mes collègues", confirme Antonio Ereditato. Des fuites ont lieu sur des blogs, ce qui ajoute à la nervosité. Le porte-parole d'Opera décide de faire voter la trentaine de chefs de groupe sur l'opportunité de rendre public ce résultat. Un groupe refusera, deux autres décideront de ne pas prendre part au vote. "On ne vote pas sur la science", rappelle Paolo Strolin, l'un des abstentionnistes. "Science doit rimer avec prudence", appuie le premier directeur d'Opera. Antonio Ereditato prend ensuite une décision originale : demander à chacun des 170 membres de la collaboration de dire s'il veut signer ou pas l'article. Paolo Strolin, cohérent avec son non-vote, ne signera pas. Quelques autres l'imiteront.
Et le 23 septembre, c'est l'annonce publique au CERN. L'exposé de Dario Autiero est technique et prudent. La dernière phrase de l'article mis, la nuit précédente, à la disposition de la communauté est claire : "Malgré la précision et la stabilité de ce résultat, sa portée importante motive la poursuite de notre étude pour chercher de possibles effets encore inconnus pouvant l'expliquer." Une forme d'appel à l'aide. Il sera entendu. Des dizaines d'articles affluent sur le site Web habituel de diffusion de nouveaux résultats en physique, ArXiv.org, pour lancer des hypothèses, échafauder des théories pour ou contre... Le CERN met les bouchées doubles pour proposer une nouvelle façon d'envoyer les bouffées de neutrinos, non plus par gros paquets mais par de plus petits afin d'éliminer quelques hypothèses.
Le 17 novembre, Opera confirme sa mesure avec ces nouvelles données. "Il y a eu plus de signataires de la seconde version que de la première", note avec soulagement Antonio Ereditato. Paolo Strolin n'en fait pas partie, gagnant le surnom de "M. Prudence". Fait inhabituel, l'article est soumis à une revue pour être relu par des pairs, mais là où deux avis sont en général requis, six seront demandés (par la collaboration même !) pour tenir compte de la diversité des techniques employées.
La réponse positive arrive en février. Pile au moment où les chercheurs d'Opera mettent la main sur deux sources d'erreur !
La task force n'a en effet pas été dissoute. "Nous avions des dizaines de choses à tester pour profiter de l'arrêt du faisceau en provenance du CERN à partir de novembre. Nous avions à peine six mois. Il fallait faire des choix", rappelle Marcos Dracos, de l'université de Strasbourg. Chance ou bonne intuition, les investigations se portent sur la ligne de huit kilomètres de fibre optique qui "apporte" le tempo de l'extérieur du site du Gran Sasso vers l'intérieur, au coeur d'Opera.
Soudain, ils trouvent. Non pas un problème, mais deux. L'un "accélère" les neutrinos, l'autre les "ralentit". Le premier est une "horloge" dont la fréquence dérive, augmentant de 15 nanosecondes le résultat final. L'autre est lié à l'une des centaines de connexions de la longue chaîne optoélectronique. Elle correspond à un mauvais branchement : la lumière continue de passer mais plus faiblement, induisant une réponse électronique défaillante. Et, au final, 75 nanosecondes d'avance pour le neutrino.
"Ce n'était pas le tout de trouver ces défauts. Il fallait bien les comprendre", explique Marcos Dracos. "On ne voulait pas perdre la face une seconde fois", insiste Antonio Ereditato. Cette vérification prend du temps, notamment pour comprendre à quand remontent les défauts.
Une idée originale est venue à ces fins limiers. Utiliser l'expérience LVD, située dans un tunnel voisin, pour comparer les systèmes de mesure du temps et savoir si LVD et Opera voient les mêmes choses en même temps. Après avoir correctement rebranché le câble et comparé les temps entre les deux expériences, il s'avère que l'anomalie est corrigée. En bonus, grâce à des données antérieures, les chercheurs datent plus ou moins l'époque de l'erreur : après avril 2008. Soit, pas de chance, juste après les dernières vérifications, en 2007 et 2008, nécessaires à la prise de données. Quelqu'un a donc touché ce fil et n'en a pas rendu compte aux responsables. Il faut dire que ce câble, anodin d'apparence, est situé dans une baraque qui abrite d'autres fonctions de l'expérience.
Le 23 février 2012, Opera annonce donc officiellement avoir trouvé l'origine de ses erreurs. Le 16 mars, une expérience voisine, Icarus, en utilisant une partie des instruments d'Opera, explique qu'elle mesure des neutrinos conformes à la théorie. Pour clore le débat, Opera fait de nouvelles mesures en mai lorsque le CERN rallume ses accélérateurs. Le verdict tombe début juin, lors d'une conférence au Japon : les neutrinos ne vont pas plus vite que la lumière. Trois autres expériences du Gran Sasso, Borexino, LVD et Icarus, le confirment également. La précision est bien dix fois meilleure que celle de Minos.
L'analyse et les techniques mises au point ne sont pas remises en cause. "Je vois donc finalement pas mal de points positifs" constate Antonio Ereditato. "Nous avons pu montrer qu'une nouvelle technique de mesure du temps pouvait être employée, en plus de celle que nous utilisions précédemment. Jamais nous n'aurions pu la tester si vite. Elle est maintenant à disposition de tous car nous avons opté pour une licence libre", explique Javier Serrano. Stavros Katsanevas, alors directeur adjoint de l'IN2P3 du CNRS, salue aussi "l'attitude de transparence qui a animé le groupe".
L'aventure a pourtant laissé des traces, outre la fatigue. Le 29 mars, la collaboration a menacé d'imploser. Neuf groupes déposent une motion de défiance contre la direction de l'expérience. Comme le prévoient les statuts, elle est mise au vote. Et n'obtient pas la majorité des deux tiers requise pour renverser la direction. Les votes sont en fait partagés. "Malgré tout, on a décidé de démissionner", justifie Antonio Ereditato, qui a précisé, le 30 mars, dans un texte de l'édition italienne de Scientific American : "Nous n'avons jamais annoncé de découverte (...). Nous avons suivi la méthodologie scientifique (...). Simplement les scientifiques ne sont pas infaillibles."
Le côté psychologique et humain a pris le dessus. Certains expliquent que ce putsch serait lié à la rancune causée par l'éviction, en 2002, du premier directeur d'Opera, Paolo Strolin. D'autres ajoutent que l'expérience a toujours eu lieu sous tension. Au Gran Sasso, des scientifiques extérieurs à Opera regrettent l'absence de vérification extérieure ou la précipitation de l'annonce. "L'apparente trivialité de l'erreur a un peu agacé dans le laboratoire, constate Lucia Votano, directrice du Gran Sasso. Mais tout le monde a travaillé dur pour refaire la mesure. Toutes les expériences neutrino ont publié leurs mesures finales." "Il faut défendre la méthode expérimentale. Elle va au-delà des considérations psychologiques humaines. Ces dernières n'ont rien à faire avec la physique", insiste Dario Autiero.
"C'est heureux que nous ayons pu trouver nous-mêmes la solution et pas quelqu'un d'extérieur", renchérit Antonio Ereditato. Aujourd'hui, son successeur, Giovanni De Lellis, plaide l'apaisement. "Mon souci était que la collaboration reste unie. Nous avons encore beaucoup de travail." En effet, Opera est en passe de réussir son premier objectif : voir directement l'apparition d'un neutrino tau, preuve directe d'une métamorphose.
Illustration que cette expérience rime autant avec prudence qu'avec patience : Opera n'a vu apparaître que deux neutrinos tau. Paolo Strolin en est encore joyeux qui, dès la fin d'un entretien, nous envoie l'une de ces deux images. Hélas, la confirmation de la métamorphose des neutrinos, même si elle était indirecte, était déjà venue par Minos et K2K. Les neutrinos d'Opera sont arrivés plus tard.
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