Un cimetière sous la caserne
Après le chantier autour du cimetière marin de Saint-Paul, après la révélation aujourd’hui de l’existence d’un «cimetière de Noirs» sous la caserne de Saint-Denis, les recherches archéologiques à La Réunion entrent dans une nouvelle ère. Jusqu’alors, des découvertes «fortuites» faisaient suite à un accident de chantier ou un événement naturel. Ce sont désormais des recherches préventives, voire programmées, qui permettront de mieux connaître l’histoire de la colonisation.
Question piège. Savez-vous où étaient enterrés les esclaves? Les interprétations des différents documents historiques traitant de cette question ont donné lieu à de nombreuses polémiques entre histoire occultée et histoire officielle. Encore aujourd’hui, les réponses manquent. Ainsi, lorsque l’historien Sudel Fuma juxtapose le plan actuel de l’entrée ouest de Saint-Denis à celui dénommé Chandelier, datant de 1806, beaucoup de Dionysiens découvrent avec surprise que les bâtiments les plus à l’ouest de la Caserne Lambert ont été construits il y a quelques décennies sur le premier cimetière de la capitale, qui présentait la particularité d’être divisé en deux parties. L’une réservée aux Blancs, l’autre aux Noirs.
L’information n’est pas à proprement parler une révélation puisque les militaires ont laissé sur place une pierre tombale, d’ailleurs restaurée, attribuée à Joseph Boulay Duparc, 1760-1839. Néanmoins, lors du chantier, personne ne s’est interrogé sur l’histoire et l’ampleur de ce qui apparaît comme l’un des premiers cimetières de Saint-Denis, en plus d’un autre situé sur les berges de la rivière à Petite-Ile. Aucune fouille archéologique n’avait été ordonnée. Elle aurait pourtant été riche d’enseignements, notamment sur les conditions de vie des esclaves, leurs coutumes et leurs origines.
Comment étaient-ils inhumés? De quel mal mouraient-ils? Après la mort, étaient-ils regroupés par familles, par ethnies, etc.? Les questions ne manquent pas et les progrès de la science (comme les analyses d’ADN) permettent aujourd’hui aux archéologues de pousser de plus en plus leurs investigations.
Discrimination après la mort
Le plan Chandelier de 1806 est le seul document connu qui signale officiellement la séparation du cimetière de Saint-Denis en deux parties, l’une pour les Blancs en bord de mer, l’autre pour les Noirs au-dessus.
Toutes ces questions, qui furent déjà à l’origine de l’ouvrage de Prosper Eve, «Les cimetières de La Réunion, contribution pour servir à une histoire des mentalités à La Réunion», ont ressurgi en mars 2007 après le passage du cyclone Gamède dont la houle avait fait reculer la plage saint-pauloise d’une dizaine de mètres. Avaient alors été mis à jour des ossements humains à l’extérieur du célèbre cimetière marin. À l’occasion des fouilles réalisées d’urgence suite à cet épisode climatique, Sudel Fuma se rappelle avoir été accusé «d’obsession mémorielle» pour avoir avancé l’hypothèse d’un cimetière d’esclaves jouxtant le cimetière officiel. Depuis, des recherches historiques et un nouveau chantier archéologique en juin de cette année ont confirmé l’hypothèse d’inhumations d’esclaves en dehors du cimetière des Blancs.
Dans ce cadre, le directeur de la chaire Unesco de l’Université s’est penché sur les documents d’époque relatifs à l’aménagement des villes et à la réglementation des cimetières. Il a ainsi retrouvé une ordonnance du Commandant administrateur de la colonie du 22 septembre 1820 pour réorganiser la gestion des cimetières et qui lui permet d’affirmer l’existence d’espaces funéraires doubles dans les cimetières publics. Avant cette date, il était d’ailleurs fréquent d’ensevelir les esclaves dans les cimetières d’habitation sans aucun contrôle de l’administration coloniale. Une situation qui illustrait bien le peu de valeur que les maîtres attribuaient à leurs esclaves, considérés comme des meubles, et qui, en plus, n’était pas sans risque d’un point de vue sanitaire, d’où la volonté de l’administration d’y mettre de l’ordre.
Les cimetières de Saint-Denis, Saint-Pierre, Saint-Benoît, Sainte-Suzanne, Saint-Louis, Sainte-Marie, Sainte-Rose et Saint-André, sont tous cloisonnés à cette époque. Un mur, une haie, un muret séparent les espaces réservés aux Blancs chrétiens et ceux des esclaves chrétiens. Quant aux «païens», ces esclaves oubliés de la mission d’évangélisation, ils étaient enterrés à proximité mais hors de la terre «consacrée» du cimetière, notamment à Saint-Paul et à Saint-Leu (lire ci-dessous).
«Le cimetière de l’Ouest»
«Le plan Chandelier de 1806 est le seul document d’archives que nous avons retrouvé qui exprime concrètement la dualité funéraire», relate Sudel Fuma. Sans grande surprise, le cimetière dionysien avait été érigé en conformité avec le règlement de l’Édit de 1765 qui commandait des emplacements les plus éloignés de la ville possible et «sous le vent». Les alizés dominants l’avaient donc repoussé en «cul de sac», à l’ouest, coincé par les falaises de la montagne et l’océan. Ayant la forme d’un triangle d’environ 3 000 mètres carrés, soit 800 emplacements, le cimetière des Noirs était situé dans la partie haute. Le cimetière des Blancs et des libres, de moitié plus petit, était de forme rectangulaire et se prolongeait jusqu’au talus du bord de mer.
La juxtaposition du plan de 1806 à celui d’aujourd’hui par des géomètres, prouve que des milliers de sépultures, dont la plupart ont concerné des esclaves, se trouvent sous les bâtiments du RSMA de la caserne Lambert.
Quatorze ans plus tard, à l’occasion d’un nouvel état des lieux, on constate que la taille du cimetière des Blancs a quadruplé quand celle du cimetière des Noirs est restée identique. Pourtant, selon les chiffres de la mortalité de l’époque, au rythme de 500 décès d’esclaves chaque année, la partie qui leur était dévolue est vite devenue trop exiguë. «On est forcé d’entasser les morts, et souvent il arrive qu’on creuse des fosses où on retire des débris de corps humains qu’on est obligé d’inhumer derechef avec de nouveaux cadavres», lit-on dans le rapport sur le cimetière de 1820 qui a précédé l’ordonnance de la même année.
Toujours en 1820, le Conseil du gouvernement décide finalement de déplacer le cimetière à l’Est «entre la grande route, la mer et la batterie, près du camp des Noirs de la commune». L’éloignement du terrain et sa nature sablonneuse, facile à creuser, facilite le choix des décideurs coloniaux. À partir de 1825, le cimetière de l’Ouest est progressivement abandonné. On y avait recensé, dans le rapport de 1820, 7 846 inhumations dans le cimetière des Noirs et 2 943 dans celui des Blancs.
Il n’y a aucune raison pour que ces sépultures aient été déplacées ou détruites car la profondeur des tombes – 6 pieds sous terre (1,80m) – n’a probablement pas été atteinte par les travaux des fondations sommaires des bâtiments qui ont été érigés en ces lieux. À l’aide du travail de deux géomètres, Sudel Fuma a localisé précisément, à un mètre près, les deux enclos de l’ancien «cimetière de l’Ouest».
«Il y a des milliers de corps et on est sûr de retrouver des ossements, insiste l’historien. Des fouilles peuvent très facilement être programmées sur les espaces végétalisés de la caserne.»
L’archéologie moderne a en effet de multiples raisons de s’intéresser à ce genre de cimetière d’esclaves. Ce terrain de recherche est relativement inexploré. Hormis à Saint-Paul cette année, d’autres fouilles de cimetières d’esclaves se sont déroulées à l’Anse Sainte-Marguerite en Guadeloupe dans les années 1990 mais c’est à peu près tout.
Et il y a encore tant à apprendre.
Parallèlement aux fouilles archéologiques qui se sont tenues en juin dernier, les historiens ont fouillé les archives de La Réunion et d’Aix-en-Provence pour en savoir plus sur les squelettes, inhumés de façon organisée, mais en dehors des murs du cimetière marin de Saint-Paul.
Cet espace funéraire jusqu’alors inconnu, a pu accueillir plus de 5 000 tombes. Une quinzaine de tombes ont pu être étudiées. La plupart d’entre elles étaient orientées la tête à l’ouest, la face tournée vers le sud. Un article du courrier de Saint-Paul en 1844, s’indignait de la présence envahissante et anarchique de sépultures aux alentours du cimetière. Selon cet écrit marqué par l’ambiance raciste de l’époque, les places des inhumations de Noirs étaient «marquées seulement par quelques monticules de sable que dispersent bientôt les vents et où la pelle du fossoyeur est toute surprise quelques mois après, lorsqu’il ne reste plus de traces apparentes, de rencontrer une résistance qui porte au coeur »…
Les fouilles de juin ont permis de constater que les inhumations de Noirs, hors les murs du cimetière, n’étaient pas aussi anarchiques que cela. La découverte de clous atteste que les cadavres étaient placés dans des cercueils. En revanche, l’absence du moindre accessoire vestimentaire, hormis un bouton de cuivre et une minuscule perle en os, laisse imaginer le total dénuement des gens enterrés en ce lieu.
De même, les squelettes étudiés ont révélé qu’ils appartenaient à une population souffrant de carences (mâchoires édentées) et d’épuisement soumise à une mortalité importante. Certaines positions – comme un bras replié sur le torse ou des jambes «attachées par les orteils» – pourraient correspondre à des rites malgaches ou africains.
Enfin, les incisives taillées en pointes d’une jeune fille rappellent une coutume africaine de la tribu Makua du Mozambique. Des mutilations dentaires identiques ont d’ailleurs été observées lors des fouilles de Sainte-Marguerite en Guadeloupe.
Les recherches documentaires se sont quant à elles appuyées sur les différents rapports du début du XIXe siècle. Il était alors question de mettre de l’ordre dans les cimetières de l’île. «Il est contraire d’agir comme on le fait à Saint-Paul, d’enterrer les corps hors du cimetière et de façon irrégulière», note alors le rapporteur du Roi. Et il poursuit : «Quant aux esclaves, le quartier de Saint-Paul a opéré une division de ceux qui sont chrétiens et de ceux qui ne le sont pas. Les règlements ecclésiastiques ne permettent pas en effet d’inhumer en terre sainte les individus qui ne sont pas de notre religion.» Le même constat avait été fait pour Saint-Leu où les esclaves païens étaient enterrés au sud du cimetière et, le plus souvent, sur les habitations.
L’ordonnance discriminatoire de 1820
A Saint-Paul, c’est à partir de 1788 que furent enterrées les dépouilles d’esclaves entre le cimetière et la mer. Avec la nouvelle ordonnance de 1820, l’administration coloniale ne permet plus la multiplication des espaces funéraires échappant à son contrôle. Mais elle officialise la discrimination qui durera jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1848. L’article 4 dit en effet : «Il y aura un cimetière pour la population blanche et libre et un pour les esclaves ; chacun séparé par un mur ou des haies aura une entrée proportionnée au nombre d’individus résidant dans la commune.»
«Les espaces officiels ont été conservés, mais les cimetières d’esclaves ont disparu de la mémoire des hommes, comme si la société coloniale voulait oublier ou effacer une page traumatisante de son passé. La découverte de l’espace consacré aux esclaves païens de Saint-Paul nous rappelle la mémoire de ceux qui ont construit la société réunionnaise d’aujourd’hui…», conclut Sudel Fuma.
Il y aura des fouilles
La Réunion intéresse les historiens depuis longtemps, pourtant l’histoire de cette île, même si elle n’a «que» quatre siècles, demeure encore largement inexplorée. En tout cas d’un point de vue archéologique.
Les recherches ont parfois porté sur le monde animal comme les solitaires ou les tortues de Bourbon mais relativement peu sur les hommes. Peut-être parce que, de tradition, l’archéologie s’est jusqu’alors plus souvent mobilisée sur les civilisations anciennes, les Grecs, les Romains, les Incas, etc. Peut-être aussi parce que la période de l’esclavage demeure encore un sujet sensible dans lequel des considérations idéologiques polluent parfois le travail des scientifiques.
Sorti des rayonnages des archives, souvent incomplets, que sait-on vraiment de l’histoire des esclaves? Des noms laissés à des pitons, des légendes véhiculées par la tradition orale… Il a fallu qu’un cyclone déterre des vestiges, à Saint-Paul en 2007, mais aussi en Guadeloupe en 1995, pour que soient organisées des fouilles dont la taille et la durée étaient très limitées. Autre exemple de fouille «accidentelle» : un pêcheur avait découvert un crâne, qu’il avait d’abord confondu avec un ballon de basket, sur le littoral de Champ-Borne en 2008. Là aussi, de courts sondages avaient permis d’exhumer une tombe «de type malgache» datant du XVIIIe siècle.
En cette année 2011, deux événements marquent le renouveau de l’archéologie à La Réunion : un pôle d’archéologie s’est organisé au sein de la Direction des affaires culturelles (Dac OI), et l’on a rouvert le site du cimetière marin de Saint-Paul pour y mener une recherche approfondie sur l’origine des squelettes ensevelis découverts quatre ans plus tôt. Le rapport de synthèse de ses recherches est en cours d’élaboration. Mais on sait d’ores et déjà que les informations qu’ils ont recueillies ont rendu les chercheurs encore plus curieux et qu’ils vont solliciter l’ouverture d’autres chantiers. «Nous attendons la conclusion de tous les rapports de 2011 et une commission se réunira au début de l’année prochaine pour lancer de nouvelles recherches», confirme Édouard Jacquot, conservateur régional du pôle archéologie de la Dac-OI.
«Un effet de rattrapage»
Informé de la présence d’un cimetière de Noirs sous la caserne, il annonce la suite : «Nous sommes totalement dans le cadre de l’archéologie préventive telle qu’elle a été définie. Il se trouve que ce site sera concerné par le chantier de la future route du littoral. Le maître d’ouvrage ainsi que le préfet prendront deux arrêtés ordonnant la réalisation de fouilles par un organisme agréé par le ministère de la Culture. Des sondages préliminaires établiront un diagnostic et s’il est concluant, l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) organisera un chantier.»
Inscrite dans la loi, l’archéologie préventive intervient au début de tout chantier d’importance, c’est-à-dire, lorsque son emprise est de plus d’une cinquantaine de mètres, et parfois moins lorsque le site est réputé pour sa richesse historique, comme à Saint-Paul ou Saint-Denis. Ces mesures permettent à la fois de protéger le patrimoine et de prévenir une interruption de chantier comme cela arrive quand des vestiges sont découverts pendant les travaux.
«Aujourd’hui, l’archéologie se rapproche de la période contemporaine au niveau mondial et La Réunion, soumise à un certain effet de rattrapage, est en passe de devenir une région archéologique à part entière. Il y a eu des découvertes fortuites, mais nous passons désormais à une archéologie programmée. Chacun peut constater que la reconnaissance du patrimoine a un impact sur le tourisme. Et j’espère bien que 2012 profitera de l’élan donné par 2011, que la multiplication des opérations archéologiques fera émerger d’autres projets», conclut Édouard Jacquot.
source : http://www.komansava.com/article-histoire-ou-etaient-enterres-les-esclavesa-saint-denis-88429355.html
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